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)
ŒUVRES
DE
GEORGE SAND
I
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
ŒUVRES COMPLÈTES
DB
GEORGE SAND
rORMÂT GRAND INrlg
Lbs Amours db l*age d*or . i vol.
ADRIANI 1 —
André i —
Antonià i —
Le Beau Laurence i —
Les Beaux Messieurs db
bois-dore 2 —
Gadio 1 —
CÉSARINE DlETRICH 1 —
Le Cuateau des Désertes, i —
' Le Compagnon du tour de
Frange 2 —
La Comtesse DE Rudolstadt 2 ^
La Confession d'une jeune
FILLE 2 —
Constance Verrier -i —
Coksuelo 3 —
Les Dames vertes i —
La Daniklla • 2 —
La Dernière Aldini 1 —
Le Dernier Amuur i —
Le Diaule aux champs.... i —
Elle et Lui i —
La Famille de Germandre i —
La Filleule i —
Flavie i —
Francia i —
François le Giumfi i — i
Histoire de ma vie io —
Un Hiver a Majorque —
Spiridion i —
L'fluMME de neige 3 —
Horace t —
Inuuna -1 —
ISIDORA i —
Jacques i —
Jeam dë la Uuoue 1 —
JbanZiska. —Gabriel i —
Jeanne i
Journal d'un Voyageur -fen-
dant la GUERRE
Laura
LÉLiA. — Môtella. — Cora...
Lettres d'un voyageur ...
LucREZiA FLOiiiANi Laviniu.
Mademoiselle La QuiNTiNiE
Mademoiselle Merquem. . .
Les Maîtres mosaïstes....
Les Maîtres sonneurs ....
Malgrétout
La Mare au Diable
Le Marquis de Villemer..
Mauprat
Le Meunier d'Angibault..
Monsieur Sylvestre
MONT-llEVÊCHE
Narcisse
Nouvelles
Pauline
La Petite Fadette
Le Péché de M. Antoine...
Le PicciNiNo
Pierre qui roule
Promenades autour d'un
VILLAGE
Le Secrétaire intime
Les Sept cordes de la Lyre
Simon
Tamaris
Teverino. — Leone Leoni..
THEATRE complet
Théâtre de Nouant
l'usgoque
Valentine
Valvedrb
La Ville noire
vol.
CI'cLjr.— Imp. Paui Dipuwr et C'«*, rue duBao-d'Asnitrct, 12,
JOURNAL
D UN
VOYAGEUR
PENDANT
LA GUERRE
PAR
GEORGE SAND
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLAGE DE l'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 13, AU COIN DE LA RLE DE GRAHMONT
1871
Droits de reprodaction et de traduction rô^ervés
JOURNAL
D'UN VOYAGEUR
PENDANT LA GUERRE
Nohant, 15 septembre 1870.
Quelle année, mon Dieu ! et comme la vie nous
a été rigoureuse 1 La vie est un bien pourtant,
un bien absolu, qui ne se perd ni ne diminue
dans le sublime total universel. Les hommes de
ce petit monde où nous sommes n'en ont encore
qu'une notion confuse, un sentiment fiévreux,
douloureux, étroit. Ils font un misérable usage
des fugitives années où ils croient pouvoir dire
moij sans songer qu'avant et après cette passa-
2 JOURNAL d'un voyageur
gère affirmation, leur moi a déjà été et sera en-
core un moi inconscient peut-être de Tavenir et
du passé, mais toujours plus affirmatif et plus
accusé.
Des milliers d'hommes viennent de joncher les
champs de bataille de leurs cadavres mutilés.
Chers êtres pleures ! une grande âme s'élève avec
la. fumée de votre sang injustement, odieusement
répandu pour la cause des princes de la terre.
Dieu seul sait comment cette âme magnanime se
répartira dans les veines de Thumanité; mais
nous savons au moins qu'une partie de la vie de
ces morts passe en nous et y décuple Famour du
vrai, l'horreur de la guerre pour la guerre, le
besoin d'aimer, le sentiment de la vie idéale, qui
n'est autre que la vie normale telle que nous
sommes appelés à la connaître. De cette étreinte
furieuse de deux races sortira un jour la frater^
nité, qui est la loi future des races civilisées. Ta
mort, ô grand cadavre des armées, ne sera donc
pas perdue, et chacun de nous portera dans son
sein un des cœurs qui ont cessé de battre*
PENDANT LA GUERRE ô
Ces réflexions me saisissent au lever du soleil,
après quatre jours de fièvre que vient de dissiper
ou plutôt d'épuiser une nuit d'insomnie. En ou-
vrant ma fenêtre, en aspirant la fraîcheur du
matin et le profond silence d'une campagne en-
core matériellement tranquille, je me demande
si tout ce que je souffre depuis six semaines n'est
point un rêve. Est-il possible que ce matin bleu,
cette verdure renouvelée après un été torride,
ces nuages roses qui montent dans le ciel, ces
rayons d'or qui percent les branches, ne soient
pas l'aurore d'un jour heureux et pur? Est-il
possible que les héros de nos places de guerre
souffrent mille morts à cette heure, et que Paris
entende déjà peut-être gronder le canon allemand
autour de ses murailles? Non, cela n'est pas. J'ai
eu le cauchemar, la fièvre a déchaîné sur moi ses
fantômes, elle m'a brisée. Je m'éveille, tout est
comme auparavant. Les vendangeurs passent,
les coqs chantent, le soleil étend sur l'herbe ses
tapis de lumière, les enfants rient sur le chemin.
/ ^^ Horreur ! voilà des blessés qui reviennent, des
h JOURNAL d'un voyageur
conscrits qui partent : malheur à moi, je n'avais
pas rêvé !
Et devant moi $e déroule de nouveau cette fu-
neste demi-année dont j'ai bu l'amertume en si-
lence : Mon fils gravement malade pendant seize
nuits que j'ai passées à son chevet, — attendant
d'heure en heure, durant plusieurs de ces nuits
lugubres, que ma belle-fille m'apportât des nou-
velles de mes deux petits-enfants sérieusement
malades aussi : et puis, quelques jours plus tard,
quand le printemps splendide éclatait en pluie
de fleurs sur nos têtes, vingt autres nuits passées
auprès de mon fils malade encore. Et puis une
grande fatigue, le travail en retard, un effort dé-
sespéré pour reprendre ma tâche au milieu d'un
été que je n'ai jamais vu, que je ne croyais pas
possible dans nos climats tempérés : des journées
où le thermomètre à l'ombre montait à 45 degrés,
plus un brin d'herbe, plus une fleur au 1" juil-
let, les arbres jaunis perdant leurs feuilles, la
terre fendue s'ouvrant comme pour nous ense-
velir, l'effroi de manquer d'eau d'un jour à l'autre.
PENDANT LA GUERRE 5
Teffroi des maladies et de la misère pour tout ce
pauvre monde découragé de demander à la terre
ce qu'elle refusait obstinément à son travail, la
consternation de sa fauchaison à peu près nulle,
la consternation de sa moisson misérable, ter-
rible sous cette chaleur d'Afrique qui prenait un
aspect de fin du monde ! Et puis des fléaux que
la science croyait avoir conjurés et devant les-
quels elle se déclare impuissante, des variales
foudroyantes, horribles, l'incendie des bois en-
vironnants élevant ses fanaux sinistres autour
de rhorizon, des loups effarés venant se réfugier
le soir dans nos maisons ! Et puis des orages fu-
rieux brisant tout, et la grêle meurtrière ache-
vant l'œuvre de la sécheresse!
Et tout cela n'était rien, rien en vérité ! Nous
regrettons ce temps si près de nous dont il
semble qu'un siècle de désastres nous sépare
déjà. La guerre est venue, la guerre au cœur de
la France, et aujourd'hui Paris investi! Demain
peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de
Metz! Je ne sais pas comment nos cœurs ne sont
6 JOURNAL d'un voyageur
pas encore brisés. On ne se parle plus dans la
crainte de se décourager les uns les autres.
17 septembre.
Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de
journaux. La lutte colossale, décisive, est-elle
engagée? Je me lève encore avec le jour sans
avoir pu dormir un instant. Le sommeil, c'est
l'oubli de tout ; on ne peut plus le goûter qu'au
prix d'une extrême fatigue, et nous sommes
dans l'inaction ! On ne peut s'occuper des cam-
pagnes apparemment; rien pour organiser ce
qui reste au pays de volontés encore palpitantes,
rien pour armer ce qui reste de bras valides. Il
n'y en a pourtant plus guère ; on a déjà appelé
tant d'hommes ! Notre paysan a pleuré, frémi,
et puis il est parti en chantant, et le vieux, l'in-
firme, iC patient est resté pour garder la famille
et le troupeau, pour labourer et ensemencer le
champ. Beauté mélancolique de l'homme de la
terre, que tu es frappante et solennelle au
PENDANT LÀ GUERRE 7
milieu des tempêtes politiques ! Tandis que le
riche, vaillant ou découragé, abandonne son
bien-être, son industrie, ses espérances person*
nelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux
paysan, triste et grave, continue sa tâche et tra-
vaille pour Tan prochain. Son grenier est à peu
près vide ; mais, fût-il plein, il sait bien que
d'une manière ou de l'autre il lui faudra payer
les frais de la guerre. Il sait que cet hiver sera
une saison de misère et de privations ; mais il
croit au printemps, lui ! La nature est toujours
pour lui une promesse, et je Tai trouvé moins
affecté que moi en voyant mourir cet été le der-
nier brin d'herbe de son pré, la dernière fleu-
rette de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste
en regardant périr la plante, la fleur, ce sourire
pur et sacré de la terre, cette humble et perpé-
tuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me
demandais si le sol n'était pas à jamais desséché,
si la sève de la rose n'était pas à jamais tarie, si
je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou
la scutellaire au bord de l'eau tarie, il ne se sou-
8 JOURNAL d'un voyageur
ciait, lui, que de ce qu'il pourrait faire manger
-à sa chèvre ou à son bœuf durant l'hiver; mais
il avait plus de confiance que moi dans l'inépui-
sable générosité du sol. Il disait :
— Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sè-
merons vite, et nous recueillerons en automne.
Mon imagination me montrait un cataclysme
là où sa patience ne constatait qu'un accident.
Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du
bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu
de la haie. 11 arrachait une poignée d'herbe avec
la racine sèche, et après un peu d'étonnement,
il disait :
— L'herbe pourtant, Therbe ça ne peut pas
mourir !
Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il
a l'instinct profond, inébranlable, de Timpéris
sable vitalité. Le voilà en présence de la famine
pour son compte, aux prises avec les aveugles
éventualités de la guerre : comme il est calme !
Au milieu de ses préjugés, de ses entêtements,
de son ignorance, il a un côté vraiment grand.
PENDANT LA GUERRE 9
Il représente Vespèce avec sa persistante con-
fiance dans la loi du renouvellement.
Boussac (Creuse), 20 septembre.
«
On dit que récapituler ses maux porte mal-
heur. Gela est vrai pour nous aujourd'hui. La
variole s'est déclarée foudroyante, épidémique
autour de nous ; nous avons renvoyé les enfants
et leur mère, et aujourd'hui force nous est de
les rejoindre, car le fléau est installé pour long-
temps peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi
•séparés. Nous voilà fuyant quelque chose de plus
aveugle et de plus méchant encore que la guerre,
après avoir tenté vainement d'y apporter re-
mède ; hélas ! il n'y en a pas ; le paysan chasse
le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons
donc ! Une balle n'est rien, elle ne tue que celui
qu'elle frappe, mais ce mal subit qu'il faut abso-
lument communiquer à l'être dévoué qui vous
soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre
meilleur ami!... Il faut donc alors mourir en se
1.
10 JOURNAL d'un voyageur
haïssant soi-même, en se maudissant, en se re-
prochant comme un crime d'avoir vécu une
heure de trop !
La chaleur est écrasante, la sécheresse va re-
commencer; elle n'a pas cessé ici, dans ce pays
granitique, littéralement cuit. Nous couchons
dans une petite auberge très^-propre; abondance
de plats fortement épicés, pas d'eau potable. Le
pays est admirable quand même. La couleur est
morte sur les arbres, mais les belles formes et
les beaux tons des masses rocheuses bravent le
manque de parure végétale. Les bestiaux épars,
cherchant quelques brins d'herbe sous la fou-
gère, ont un grand air de tristesse et d'ennui ;
leurs robes sont ternes, tandis que les flancs dé-
nudés des collines brillent au soleil couchant
comme du métal en fusion. Le soleil baisse
encore, tout s'illumine, et les vastes brûlis de
bruyère forment à l'horizon des zones de feu
véritable qu'on ne distingue plus de l'embrase-
ment général que par un ton cerise plus clair.
Sommes-nous en Afrique ou au cœur de la
PENDANT LA GUEIIRB 11
France? Hélas! c'est Tenfer avec ses splendeurs
effrayantes où Tâme navrée des souvenirs de la
terre fait surgir les visions de guerre et d'in-
cendie. Ailleurs on brûle tout de bon les villages,
on tue les hommes, on emmène les troupeaux.
Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore !
Ce magnifique coucher de soleil, c'est peut-être
la France qui brûle à l'horizon !
Saint-Lonp (Creuse), SI septembro.
Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des
volcans d'Auvergne se sont découpés tantôt dans
le ciel au delà du plateau que nous traversions,
premier échelon du massif central de la France.
Quelle placidité dans cette lointaine apparition
des sommets déserts ! Voilà le rempart naturel
qu'au besoin la France opposerait à l'invasion;
qu'il est majestueux sous son voile de brume
rosée I Les plaines immenses qui s'échelonnent
jusqu'à la base semblent le contempler dans un
muet recueillement.
12 JOURNAL d'un voyageur
Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords
de rindre. Les gens sont pourtant plus actifs et
plus industrieux; ils ont plus de routes et de
commerce, mais ils sont plus sobres et plus
graves. Le paysan vit de châtaignes et de cidre,
il sait se passer de pain et de vin ; sa vache et
son bœuf ne sont pas plus difficiles que son
âne. Ils mangent ce qu'ils trouvent, et sont
moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes
habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'atti-
rera pas la convoitise de l'étranger. La nature
lui sera revéche, si l'habitant ne lui est pas
hostile.
Nous voici chez d'adorables amis, dans une
vieille maison très-commode et très -propre,
aussi bien, aussi heureux qu'on peut Tétré par
ces temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil
a tout dévoré, et le danger de famine est bien
plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont
pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six
mois ! Deux beaux petits garçons jouent au so-
leil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos
PENDANT LA GUERRE 13
deux petites filles, charmées du changement de
place, un petit âne d*un bon caractère, et un
gros chien qui flaire les nouveau - venus d*un
air nonchalant. Les enfants rient et gambadent,
c'est un heureux petit monde à part qui ne s'in-
quiète et ne s'attriste de rien. Au commence-
ment de la guerre, nous ne voulions pas qu'on
en parlât devant nos filles; nous avions peur
qu'elles n'eussent peur. Nous les retrouvons
déjà acclimatées à cette atmosphère de désola-
tion ; elles ont voyagé, elles ont fait une ving-
taine de lieues; elles parlent bataille, elles
jouent aux Prussiens avec ces garçons, qui se
font des fusils avec des tiges de roseau. C'est un
jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé,
cela n'arrivera pas. Les enfants décidément ne
connaissent pas la peur du réel.
22 septembre.
Chez nous, j'étais physiquement très-malade.
Étais-je sous l'influence de l'air empesté, du
14 JOURNAL D*UN VOTAOSUR
pauvre Nohant ? Aujourd'hui je me sens guérie,
mais le cœur ne reprend pas possession de lui-
mémeé On avait naguère, dans la tranquillité
de la vie retirée et studieuse, cette petite joie
intérieure qui est comme le sentiment de Tétât
de santé de la conscience personnelle. Aujour-
d'hui il n'y a plus du tout de personnalité pos-
sible; le devoir accompli, toujours aimé, mais
impuissant au delà d'une étroite limite, ne con-
sole plus de rien. Voici les temps de calamité
sociale où tout être bien organisé sent frémir en
soi les profondes racines de la solidarité hu-
maine. Plus de chacun pour soi, plus de chacun
chez soi! La communauté des intérêts éclate.
L'avare qui compte sa réserve est effrayé de
cette stérile ressowce qui s'écoulera sans se re-
nouveler. Il est malheureux, irrité ; il voudrait
égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui tombera
sous sa main. Il cherche un lieu sûr pour cacher
sa bourse, non pas tant pour la dérober à l'Alle-
mand, avec lequel il se résigne à transiger, que
pour se dispenser de nourrir son voisin affamé
PENDANT LA OUËRRË 15
rhîver prochain. Celui qui n'a pas la même
préoccupation personnelle est malheureux au-
trement, sa souffrance est plus noble, mais elle
est plus profonde et plus constante. 11 ne se dit
pas comme Tavare qu'il réussira peut-être, à
force de soins, à ne pas trop manquer. Quand
l*avare a saisi cette espérance, il s'endort ras-
suré. L'autre, celui qui fait bon marché de lui-
même, ne réfléchit pas tant à son lendemain.
Son sommeil est un rêve amer où l'âme se tord
sous le poids du malheur commun. Pauvre sol-
dat de l'humanité, il veut bien mourir pour les
autres, mais il voudrait que les autres fussent
assurés de vivre, et quand h voix de la vision
crie à son oreille : Tout meurt! il s'agite en vain,
il étend ses mains dans le vide. Il se sent mourir
autant de fois qu'il y a de morts sur la terre.
22 septembre.
Heureux ceux qui croient que la vie n'est
qu'une épreuve passagère, et qu'en la méprisant
16 JOURNAL d'un voyageur
ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul
égoïste révolte ma conscience, et pourtant je
crois que nous vivons éternellement, que le soin
que nous prenons d'élever notre âme vers le
vrai et le bien nous fera acquérir des forces tou-
jours plus pures et plus intenses pour le déve-
loppement de nos existences futures; mais
croire que le ciel est ouvert à deux battants à
quiconque dédaigne la vie terrestre me semble '
une impiété. Une place nous est échue en ce
monde; purifions-la, si elle est malsaine. La vie
est un voyage ; rendons-le utile, s'il est pénible.
Des compagnons nous entourent au hasard;
quels iju'ils soient, voyageons à frais communs;
ne prions pas, plutôt que de prier seuls. Tra-
vaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne
disons pas devant ceux qui meurent en chemin
qu'ils sont heureux d'être délivrés de leur tâche.
Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce
monde, c'est précisément de bien faire cette
tâche, et la mort qui l'interrompt n'est pas une
dispense de recommencer ailleurs. Il serait
PENDANT LA GUERBE 17
commode, en vérité, d'aller s'asseoir au sep-
tième ciel pour avoir vécu une fois.
23 septembre.
Un soleil ardent traversant un air froid : ceci
ressemble au printemps du Midi; mais la sé-
cheresse des plantes nous rappelle que nous
sommes au pays de la soif. On a grand'peine ici
à se procurer de Teau, et elle n'est pas claire;
une pauvre petite source hors du village ali-
mente comme elle peut bêtes et gens. Les ri-
vières ne coulent plus. On nous a menés aujour-
d'hui voir le gouffre de la Tarde. La Tarde est
un torrent qui forme aux plateaux que nous tra-
versons une ceinture infranchissable en hiver;
il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques
qui se bifurquent ou se croisent en labyrinthe,
et il y roule une masse d'eau d'une violence
extrême. Le gouffre, où nous sommes descen-
dus, offre encore un profond réservoir d'eau
morte sous les roches qui surplombent. Le
18 JOURNAL D*UN VÔtAOÊUR
poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la
Tarde disparaît et réparait de place en place ; elle
semble revivre, marcher avec le vent qui la plisse,
mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille
endroits, on passe la furieuse à pied sec, sur des
entassements de roches brisées ou roulées qui
attestent sa puissance évanouie. Rien n'est plus
triste que cette eau dormante, enchaînée, trouble
et morne, qui a conservé à ses rives escarpées
un peu de fraîcheur prîntanière, mais qui semble
leur dire : « Buvez encore aujourd'hui, demain
je ne serai plus. »
J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de
ces recoins charmants où quelques fleurettes
vous sourient encore et où l'on rêve de passer
tout seul un jour de far niente, sans souvenir de
la veille, sans appréhension du lendemain. En
face, un formidable mur de granit couronné
d'arbres et brodé de buissons ; derrière soi, une
pente herbeuse rapide, plantée de beaux noyers;
à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le
lit du torrent; sous les pieds, on a cet abtme où,
PENDANT LA GUERRE 19
à la saison des pluies, deux courants refoulés se
rencontrent et se battent à grand bruit, mais où
maintenant plane un silence absolu. Un vol de
libellules effleure Teau captive et semble se rire
de sa détresse. Une chèvre tond le buisson de la
muraille k pic ; par où est-elle venue, par où s'en
ira-t-elle ? Elle n'y songe pas ; elle vous regarde,
étonnée de votre étonnement. Je contemplais la
chèvre, je suivais le vol des demoiselles, je cueil-
lais des scabieuses lilas ; quelqu'un dit près de
moi :
— Voilà une retraite assez bien fortifiée contre
les Prussiens !
Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de
contemplation. On se reproche de s'être amusé
un instant. On n'a pas le droit d'ouWier. Va-t'en,
poésie, tu n'es bonne à rien !
Mon âme est-elle plus en détresse que celle
des autres ? Il y a si longtemps que j'ai aban-
donné à ma famille les soins de la vie pratique,
que je suis redeyenue enfant. J'ai vécu au-dessus
du possible immédiat, ne tenant bien compte
20 JOURNAL d'un voyageur
que du possible éternel. Certes j'étais dans le
vrai absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le
savais bien; je me disais que le relatif, auquel je
suis impropre, ne me regardait pas, que je n*y
pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage
modestie de ne pLus m'en mêler. Aujourd'hui je
vois que la réflexion qui s'étend à rènsemble
des faits humains est méconnue dans toute l'Eu-
rope, que les nations sont régies par la loi bru-
tale de l'égoïsme, qu'elles sont insensibles à
regorgement d'une civilisation comme la nôtre,
que l'Allemagne prend sa revanche de nos vie
tôires, comme si un demi-siècle écoulé depuis
ne l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la
notion de solidarité, que la faute d'un prince
aveugle lui sert de prétexte pour nous détruire,
que c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la
France ! Tout le monde agit pour arriver à l'issue
violente de cette lutte monstrueuse, et moi, je
suis ici à m'étonner encore, en proie à une stu
peur où je sens que mon âme expire !
PENDANT LA GUERRE 21
S 4 septembre.
S...* est une de ces supériori:és enfoncées dans
la vie pratique, qui s*y font un milieu restreint,
et ne se doutent pas qu'elles pourraient s'éten-
dre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois
ardente et raisonnée, il s'intitule simple paysan,
et pourrait être ministre d'État mieux que bien
d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre
en friche, une propriété relativement riche.
Pour qui sait l'histoire de la terre dans ces pays
ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus d'ar
gent qu'il n'en peut rendre est un problème ardu.
Cela s'est fait par lui sans capitaux, sans risques,
avec ardeur, gaieté, douceur paternelle. Sa femme
est sa véritable moitié : similitude de goûts,
d'opinions, de caractère; deux êtres dont les
forces s'unissent et s'augmentent sous le lien
d'une tendresse infinie. Couple rare, d'une tou-
chante simplicité et d'une valeur qu'il ignore !
* Sigismond Haulmond.
22 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils
appartiennent à la bonne bourgeoisie, à la vraie,
celle qui identifie sa tâche à celle du laboureur
et le considère comme son égal ; mais cette éga-
lité n'est pas la similitude. On a beau défendre
au paysan d'appeler mon maître le propriétaire
du champ qu'il cultive, il veut que la possession
soit une autorité. Il ne voit dans la société qu'une
hiérarchie de maîtrises à conserver, car il est
maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps
qu'il admet sa femme à sa table. Il a de la maî-
trise cette notion qu'elle n'est pas donnée par le
travail et pour le travail seulement. Il veut qu'elle
soit de tous les instants et s'étende à tous les
actes de la vie* C'est en vain que le bourgeois
éclairé lui dit :
— Je ne suis que le patron, celui qui dirige
l'emploi des forces. Quand la charrue est rentrée,
quand le bœuf est à Tétable, je n'ai plus d'auto-
rité; vous êtes mon semblable, nous pouvons
manger ensemble ou séparément, nous pouvons
penser, agir, voter, chacun à sa guise. En dehors
PKNOANT LA GUERRE 23
de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par
un contrat passé entre nous, chacun de nous
s'appartient.
Le paysan comprend fort bien; mais il ne
veut pas qu'il en soit ainsi. Il ne veut pas être
l'égal du maître, parce qu'il ne veut pas, sur
l'échelon infime qu'il occupe, admettre un pou-
voir égal au sien. Il prend la société pour un
régiment où la consigne est de toutes les heures.
Aussi se plie-t-il au régime militaire avec une
prodigieuse facilité. Là où Je l>ourgeçis porte une
notion de dévouement à la patrie qui lui fait aC'
cepter les amertumes de l'esclavage, le paysan
porte la croyance fataliste que Thomme est fait
pour obéir.
On s'assemble sur la place du village, on fait
l'exercice avec quelques fusils de chasse et beau-
coup de bâtons. Il y a là encore de beaux hom-
mes qui seront pris par la prochaine levée et
qui n'y croient pas encore. On sort du village, on
apprend à marcher ensemble, à se taire dans les
rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait:
2& JOURNAL D'UN VOYAGEUR
— Je n'ai pas peur dès Prussiens.
— Alors, répond un voisin, tu es décidé à te
battre ?
— T^on. Pourquoi me battrais-je?
— Pour te défendre. S'ils prennent ta vache,
qu'est-ce que tu feras ?
— Rien. Ils ne me la prendront pas.
— Pourquoi?
— Parce qu'ils n'en ont pas le droit.
Sancta simplicitas ! Toute la logique du paysan
est dans cette notion du tien et du mien, qui
lui paraît une loi de nature imprescriptible. Ils
n'en ont pas le droit! — Le mot, rapporté à
table, nous a fait rire, puis je l'ai trouvé triste
et profond. Le droit! cette convention humaine,
qui devient une religion pour l'homme naïf, que
la société méconnaît et bouleverse à chaqur
instant dans ses mouvements politiques ! Quand
viendra l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable,
des frais de guerre, tous ces paysans vont dire
que l'État n'a pas le droit ! Quelle résistance je
prévois, quelles colères, quels désespoirs au bout
PENDANT LA GUERRE 25
d'une année stérile! Comment organiser une
nation où le paysan ne comprend pas et domine
la situation par le nombre î
25 septembre.
S... veut nous arracher à la tristesse; il nous
fait voir le pays. La région qui entoure Saint-
Loup n'est pas belle : les arbres, très-nombreux,
sont moitié plus petits et plus maigres que ceux
du Berri, déjà plus petits de moitié que ceux de la
Normandie. Ainsi on pourrait dire que la Creuse
ne produit que des quarts d'arbres. Elle se rachète
au point de vue du rapport par la quantité, et
on appelle le territoire où nous sommes la Lima-
gne de la Marche. Triste Limagne, sans grandeur
et sans charme, manquant de belles masses et
d'accidents heureux ; mais au delà de ce plateau
sans profondeur de terre végétale, les arbres
s'espacent et se groupent, des versants s'accu-
sent, et dans les creux la végétation trouve pied.
Les belles collines de Boussac, crénelées de puis-
26 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
vsantes pierres druidiques, reparaissent pour en-
cadrer la partie ouest. A l'est, les hauteurs de
Chambon font rebord à la vaste cuve fertile,
coupée encore de quelques landes rétives et
semée, au fond, de vastes étangs, aujourd'hui
desséchés en partie et remplis de sables blancs
bordés de joncs d'un vert sombre. Un seul de
ces étangs a encore assez d'eau pour ressembler
à un lac. Le soleil couchant y plonge comme
dans un miroir ardent. Ma petite-fille Aurore,
qui n'a jamais vu tant d'eau à la fois, croit
qu'elle voit la mer, et le contemple en silence
tant qu'elle peut l'apercevoir à travers les buis-
sons du chemin.
L'abbaye de Beaulieu est située dans une
gorge, an bord de la Tarde, qui y dessine les
bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres
qui sont presque des arbres. Cette enceinte de
fraîches prairies et de plantations déjà anciennes,
car elles datent du siècle dernier^ a conservé de
Fherbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui
fait une barrière étroite, mais bien mouvementée.
PENDANT LA GUERRE 27
couverte de bois à pic et de rochers revêtus de
plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin
naturel pour la botanique ; mais je ne vois plus
rien qu'un ensemble, et on dit encore autour de
moi :
Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!
— Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux !
Il se met en travers de tout ; c'est en vain que la
terre est belle et que le ciel sourit. Le destruc^
teur approche, Içs temps sont venus. Une terreur
apocalyptique plane sur l'homme, et la nature
s'efface.
On organise la défense ; s'ils nous en laissent
le temps, la peur fera place à la colère. Ceux qui
raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et j'avoue
que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe
pas plus pour mon compte que le nuage qui
monte à l'horizon dans un jour d'été. 11 apporte
peut-être la destruction aussi, la grêle qui dé-
vaste, la foudre qui tue ; le nuage est même plus
redoutable qu'une armée ennemie, car nul ne
peut le conjurer et répondre par une artillerie
28 JOURNAL d'un voyageur
terrestre à Tartillerie céleste. Pourtant notre vie
se passe à voir passer les nuages qui menacent ;
ils ne crèvent pas tous sur nos têtes, et Ton se
soucie médiocrement du mal inévitable. La vie
de rhomme est ainsi faite qu'elle est une accep-
tation perpétuelle de la mort ; oubli inconscient
ou résignation philosophique, Thomme jouit d'un
bien qu'il ne possède pas et dont aucun bail ne
lui assure la durée. Que l'orage de mort passe
donc ! qu'il nous emporte plusieurs ou beaucoup
à la fois! Y songer, s'en alarmer sans cesse,
c'est mourir d'avance, c'est lé suicide par anti-
cipation.
Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible
que la peur. Cette tristesse, c'est la contagion de
celle des autres. On les voit s'agiter diversement
dans un monde près de finir, sans arriver à la
reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit
de divers lieux et de divers points de vue :
a Nous assistons à l'agonie des races latines ! »
Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous tou-
chons à leur renouvellement?
PENDANT LA GUERRE 29
Quelques-uns disent même que la transmission
d'un nouveau sang dans la race vaincue modi-
fiera en bien ou en mal nos instincts, nos tem-
péraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette
fusion physique des races. La guerre n'amène
pas^de sympathie entre le vainqueur et le vaincu.
La brutalité cosaque n'a pas implanté en France
une monstrueuse génération de métis dont il y
ait eu. à prendre note. En Italie, pendant une
longue occupation étrangère, la fierté, le point
d'honneur patriotique n'ont permis avec l'en-
nemi que des alliances rares et réputées odieuses.
Nos courtisanes elles-mêmes y regarderont à
deux fois avant de se faire prussiennes, et d'ail-
leurs la bonne nature, qui est logique, ne permet
pas aux courtisanes d'être fécondes.
Ce n'est donc pas de là que viendra le renou-
vellement. Il viendra de plus haut, et la famille
teutonne sera plus modifiée que la nôtre par ce
contact violent que la paix, belle ou laide, rendra
plus durable que la guerre. Quel est le caractère
distinctif de ces races ? La nôtre n'a pas assez
30 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
•
d'ordre dans ses affaires, l'autre en a trop. Nous
voulons penser et agir à la fois, nous aspirons à
rétat normal de la virilité humaine, qui serait de
vouloir et pouvoir simultanément. Nous n'y som-
mes point arrivés, et les Allemands nous sur-
prennent dans un de ces paroxysmes où la fièvre
de l'action tourne au délire, par conséquent à
l'impuissance. Ils arrivent froids et durs comme
une tempête, de neige, implacables dans leur
parti pris, féroces au besoin, quoique les plus
doux du monde dans l'habitude de la vie. Ils ne
pensent pas du tout, ce n'est pas le moment ; la
réflexion, la pitié, le remords, les attendent au
foyer. En marche, ils sont machines de guerre
inconscientes et terribles. Cette guerre-ci parti-
culièrement est brutale, sans âme, sans discer-
nement, sans entrailles. C'est un échange de
projectiles plus ou moins nombreux, ayant plus
ou moins de portée, qui paralyse la valeur indi-
viduelle, rend nulles la conscience et la volonté
du soldat. Plus de héros, tout est mitraille. Ne
demandez pas où sera la gloire des armes, dites
PENDANT LA GUERRE 31
OÙ sera leur force, ni qui a le plus de courage;
il s'agit bien de cela ! demandez qui a le plus
de boulets.
C'est ainsi que la civilisation a entendu sa
puissance en Allemagne. Ce peuple positif a sup-
primé jusqu'à nouvel ordre la chimère de l'hu-
manité. Il a consacré dix ans à fondre des ca-
nons. Il est chez nous, il nous foule, il nous
ruine, il nous décime. Nous contemplons avec
stupeur sa splendeur mécanique, sa discipline
d'automates savamment disposés. C'est un exem-
ple pour nous, nous* en profiterons ; nous pren-
drons des notions d'ordre et d'ensemble. Nous
aurons épuisé les efforts désordonnés, les fan-
taisies périlleuses, les dissensions où chacun
veut être tout. Une cruelle expérience nous mû-
rira ; c'est ainsi que l'Allemagne nous fera faire
un pas en avant. Dussions-nous être vaincus par
elle en apparence, nous resterons le peuple ini-
tiateur qui reçoit une leçon et ne la subit pas.
Ce refroidissement qu'elle doit apporter à nos
passions trop vives ne sera donc pas une modifi-
32 JOURNAL d'un voyageur
cation de notre tempérament, un abaissement
de chaleur naturelle comme l'entendrait une
physiologie purement matérialiste; ce sera un
accroissement de nos facultés de réflexion et de
compréhension. Nous reconnaîtrons qu'il y a
chez ce peuple un stoïcisme de volonté qui nous
manque, une persistance de caractère, une pa-
tience, un savoir étendu à tout, une décision
sans réplique, une vertu étrange jusque dans le
mal qu'il croit devoir commettre. Si nous gar-
dons contre lui un ressentiment politique amer,
notre raison lui rendra justice à un point de vue
plus élevé.
Quant à lui, en cet instant, sans doute, il s'ar-
roge le droit de nous mépriser. 11 ne se dit pas
qu'en frappant nos paysans de terreur il est le
criminel instigateur des lâchetés et des trahi-
sons. 11 dédaigne ce paysan qui ne sait pas lire,
qui ne sait rien, qui a puisé dans le catholicisme
tout ce qui tendait à l'abrutir par la fausse inter-
prétation du christianisme. L'Allemand, à l'heure
qu'il est, raille le désordre, l'incurie, la pénurie
PENDANT LA GUERRE 33 !
de moyens où l'empire a laissé la France. Il nous
traite comme une nation déchue, méritant ses
revers, faite pour ramper, bonne à détruire;
mais les Allemands ne sont pas tous aveuglés par
l'abus de la force. Il y a des nuances de pays et
de caractère dans cette armée d'invasion. Il y a
des officiers instruits, des savants, des hommes
distingués, des bourgeois jadis paisibles et hu-
mains, des ouvriers et des paysans honnêtes
chez eux, épris de musique et de rêverie. Ce
million d'hommes que l'Allemagne a vomi sur
nous ne peut pas être la horde sauvage des in-
nombrables légions d'Attila. C'est une nation
différente de nous, mais éclairée comme nous
par la civilisatian et notre égale devant Dieu,
Ce qu'elle voit chez nous, beaucoup îe compren-
dront, et l'ivresse de la guerre fera place un jour
à de profondes réflexions. Il me semble que
j'entends un groupe d'étudiants de ce docte
pays s'entretenir en liberté dans un coin de
nos mornes campagnes. Des gens de Boussac qui
ont l'imagination vive prétendaient ces jours-ci
34 JOURNAL d'un VOYAGBUR
avoir vu trois Prussiens, le casque en tête, assis
au clair de la lune, sur les pierres jaumâtreSj
ces blocs énormes qui surmontent le vaste crom-
lech du mont Barlot.
Ils ont pu les voir! Leurs âmes effarées ont
vu trois âmes pensives que la rêverie faisait
flotter sur les monuments druidiques de la vieille
Gaule, et qui devisaient entre elles de l'avenir
et du passé. Qui sait le rôle de l'idée quand elle
sort de nous pour embrasser un horizon lointain
dans le temps et dans l'espace ? Elle prend peut-
être alors uue figure que les extatiques perçoi-
vent, elle prononce peut-être des paroles mys-
térieuses qu'une autre âme rêveuse peut seule
entendre.
Donc supposons; ils étaient trois : un du
nord de l'Allemagne,, un du centre, un du midi.
Celui du nord disait :
— Nous tuons, nous brûlons , comme nous
avons été tués et brûlés par la France. C'est jus-
tice, c'est la loi du retour, la peine du talion.
Vive notre césar qui nous venge !
PENDANT LA GUERRE 35
Celui du midi disait :
— Nous avons voulu nous séparer du césar
du midi; nous tuons et brûlons pour inaugurer
le césar du nord !
Et l'Allemand du centre disait :
— Nous tuons et brûlons pour n'être pas tués
et brûlés par le césar du nord ou par celui du
midi.
Alors de la grande pierre jadis consacrée, dit-
on, aux sacrifices humains, sortit une voix si-
nistre qui disait :
— Nous avons tué et brûlé pour apaiser le
dieu de la guerre. Les césars de Rome nous ont
tués et brûlés pour étendre leur empire.
— Les césars sont dieux! s'écria le Prussien.
— Craignons les césars ! dit le Bavarois.
— Servons les césars ! ajouta le Saxon.
— Craignez la Gaule ! reprit la voix de la
pierre ; c'est la terre où les vivants sont mangés
par les morts.
— La Gaule est sous nos pieds, dirent en riant
36 JOURNAL d'un voyageur
les trois Allemands en frappant la pierre anti-
que du talon de leurs bottes.
Mais la voix répondit :
— Le cadavre est sous vos pieds; Tàme plane
dans Tair que vous respirez, elle vous pénètre,
elle vous possède, elle vous embrasse et vous
dompte. Attachée à vous, elle vous suivra; vous
remporterez chez vous vivante comme un re-
mords, navrante comme un regret, puissante
comme une victime inapaisable que rien ne
réduit au silence. A tout jamais dans la légende
des siècles, une voix criera sur vos tombes :
« Vous avez tué et brûlé la France, qui ne
voulait plus de césars, pour faire à ses dépens
la richesse et la force d'un césar qui vous dé-
truira tous ! »
Les trois étrangers gardèrent le silence ; puis
ils ôtèrent leurs casques teutons, et la lune
éclaira trois belles figures jeunes et douces, qui
souriaient en se débarrassant d'un rêvé pénible.
Ils voulaient oublier la guerre et rêvaient en-
core. Us se croyaient transportés dans leur pa-
PENDANT LA GUERRE 37
trie, à l'ombre de leurs tilleuls en fleurs, tandis
que leurs fiancées préparaient leurs pipes et
rinçaient leurs verres. Il leur semblait qu'un
siècle s'était écoulé depuis un rude voyage à
travers la France. Ils disaient :
— Nous avons été bien cruels !
— La France le méritait.
— Au début, oui, peut-être, elle était inso-
lente et faible ; mais le châtiment a été trop loin,
et sa faiblesse matérielle est devenue une force
morale que nous n'avons su ni respecter ni
comprendre.
— Ces Français, dit le troisième, sont les
martyrs de la civilisation; elle est leur idéal. Ils
souffrent tout, ils s'exposent à tout pour con-
naître l'ivresse de l'esprit ; que ce soit empire ou
république, libre disposition de soi-même ou
démission de la volonté personnelle, ils sont
toujours en avant sur la route de l'inconnu.
Rien ne dure chez eux, tout se transforme, et,
qu'ils se trompent ou non, ils vont jusqu'au
bout de leur illusion. C'est un peuple insensé,
38 JOURNAL d'un VOYAÔEUR
ingouvernable, qui échappe à tout et à lui-même.
Ne nous reprochons pas trop de l'avoir foulé. Il
est si frivole qu'il n'y songe déjà plus.
— Et si vîvace qu'il ne Ta peut-être pas senti !
Ils burent tous trois à l'unité et à la gloire de
la vieille Allemagne; mais la grande pierre du
mont Barlot trembla, et, ne sachant plus où ils
étaient, tombant d'un rêve dans un autre, ils
s'éveillèrent enfin, où?... peut-être à Tambu-
lance, où tous trois gisaient blessés, peut-être à
la lueur d'un feu de bivac, et comme c'étaient
trois jeunes hommes intelligents et instruits,
fatigués ou souffrants, dégrisés à coup sûr des
combats de la veille, puisqu'ils pouvaient pen-
ser et rêver, ils se dirent que cette guerre était
un cauchemar qui prenait les proportions d'un
crime dans les annales de l'humanité, que le
vainqueur, quel qu'il fût, aurait à expier par des
siècles de lutte ou de remords l'appui prêté à
l'ambition des princes de la terre. Peut-être
rougirent-ils, sans se l'avouer, du rôle de dé-
vastateurs et de pillards que leur faisait jouer
PENDANT LA GU£RKE 39
l'ambition des maîtres; peut-être éprouvèrent-
ils déjà Texpiation du repentir en voyant la vic-
time qu^on leur donnait à dévorer, si héroïque
dans sa détresse, si ardente à mourir, si éprise
de liberté, que vingt ans d'aspirations refoulées
n'ont fait qu'amener une explosion de jeunesse
et de vie là où rAUemagne s'attendait à trouver
l'épuisement et l'indifférence.
Ce qui est assuré, ce que l'on peut prédire,
c'est qu'un temps n'est pas loin où la jeunesse
allemande se réveillera de son rêvé* Plongée
•
aujourd'hui dans l'erreur que nous venons de
subir^ et qui consiste à croire que la grandeur
d'une race est dans sa force matérielle et peut
te personnifier dans la politique d'un homme^
elle reconnaîtra que nul homme ne peut être
investi du pouvoir absolu sans en abuser. L'em-
pereuT des Français n'a pas su porter le lourd
fardeau qu'il avait assumé sur lui. Mieux can-
fteillé par tin hommd d'action pure, le roi Guil^
laume fest au sommet de la puissance de fait;
ÛO JOURNAL d'un voyageur
il n'en est pas moins condamné, quelle que soit
rintelligence de son ministre, quelque réglée et
assurée que soit sa force, quelque habile et ob-
stinée que semble sa politique, à voir s'écrouler
son prestige. Les temps sont mûrs; ce qui se
passe aujourd'hui chez nous est le glas des mo-
narchies absolues : nous aurons été près de
périr par la faute d'un seul, n'est-ce pas un en-
seignement dont l'Allemagne sera frappée? Si
nous nous relevons, ce sera par le réveil de
l'énergie individuelle et par la conviction de
l'universelle solidarité. Guillaume continue en
ce moment la partie que Napoléon III vient de
perdre. Plus valide, plus lucide, mieux préparé,
il semble triompher de l'Europe anéantie. 11
brave toutes les puissances, il arrive à cette
ivresse fatale qui marque la fin des empires.
Détrompés les premiers, nous expions les pre-
miers, comme toujours ! Dans vingt ans, si nous
avons réussi à écarter la chimère du règne, nous
serons un grand peuple régénéré. Dans vingt
ans, si l'Allemagne s'endort sous le sceptre, elle
PENDANT LA GUERRE &1
sera ce que nous étions hier, un peuple trompé,
corrompu, désanné.
26 septembre.
On nous dit qu'il y a de bonnes et grandes
nouvelles. Nous n'y croyons pas. Ces pays éloi-
gnés de la scène sont comme les troisièmes des-
sous d'un théâtre, où le signal qui doit avertir
les machinistes ne résonnerait plus. Paris investi,
les lignes télégraphiques coupées, nous sommes
plus loin de Faction que l'Amérique. Mes enfants
et nos- amis s'en vont à trois lieues d'ici pour
savoir si quelque dépêche est arrivée. Je reste
seule à la maison; il y a une bibliothèque de
vieux livres de droit et de médecine. Je trouve
l'ancien recueil des Cannes célèbres. J'essaye de
lire. Toutes ces histoires doivent être intéres-
santes quand on a l'esprit libre. Dans la disposi-
tion où est le mien, je ne saurais rien juger; de
plus il me semble que jtiger sans appel est im-
possible à tous les points de vue, et que tous
42 JOURNAL d'un voyageur
ces grands procès jugés ne condamnent per*
sonne au tribunal de Tavenir. Peu de faits répu-
tés authentiques sont absolument prouvés, et
lorsque la torture était un moyen d'arracher la
vérité, les aveux ne prouvaient absolument rien;
mais je ne m'arrête pas aux causes tragiques.
Ces épisodes de la vie humaine paraissent si pe-
tits quand tout est drame vivant et tragédie san*
glante dans le monde I Je cherche quelque intérêt
dans les causes civiles rapportées dans ce re-
<cueil : des enfants méconnus, désavoués, qui
forcent leurs parents à les reconnaître ou qui
parviennent à se faire attribuer leur héritage;
des personnages disparus qui reparaissent et
réussissent ou ne réussissent pas à recouvrer
leur état civil, les uns condamnés comme im«
m
posteurs, les autres réintégrés dans leurs noms
et dans leurs biens ; des arrêts rendus pour et
contre dans les mêmes causes, des témoignages
qui se contredisent, des faits qui, dans l'esprit
du lecteur, disent en même temps oui et nod ;
où est la vérité dans ces aventures romanesques.
PENDANT LA GUERRE &3
souvent invraisemblables à force d'être inexpli-
cables? Où est rimpartialité possible quand c'est
quelquefois le méchant qui semble avoir raison
du doux et du faible? Où est la certitude pour le
magistrat ? A-t-elle pu exister pour lui, quand la
postérité impartiale ne démêle pas, au milieu de
ces détails minutieux, le mensonge de la vérité ?
Les enquêtes réciproques sont suscitées par
la passion ; elles dévoilent ou inventent tant de
turpitudes chez les deux parties qu'on arrive à
ne rien croire ou à ne s'intéresser à personne.
Cette lecture ne -me porte pas à rechercher le
réalisme dans l'art, non pas tant à cause du
manque d'intérêt du réel qu'à cause de l'invrai-
semblance. Il est étrange que les choses arrivées
soient généralement énigmatiques. Les actions
sont presque toujours en raison inverse des ca-
ractères. Toute la logique humaine est annulée
quand, au lieu de s'élever au-dessus des intérêts
matériels, l'homme fait de ces intérêts le mobile
absolu de sa conduite. Il tombe alors sous la loi
du hasard, car il appartient à des éventualités
44 JOURNAL d'un voyageur
qui ne lui appartiennent pas, et si sa destinée
est folle et bizarre, il semble devenir bizarre et
fou lui-même.
Les nouvelles d'hier, c'est la démarche de
Jules Favre auprès de M. de Bismarck. De quel-
que façon qu'on juge cette démarche au point de
vue pratique, elle est noble et humaine, elle a un
caractère de sincérité touchante. Nous en sommes
émus, et nos cœurs repoussent avec le sien la
paix honteuse qui nous est offerte.
Ce n'est pas l'avis de tout le monde. On vou-
drait généralement dans nos provinces du centre
la paix à tout prix. Il n'y a pas à s'arrêter aux
discussions quand on n'a affaire qu'à l'égoïsme
de la peur ; mais tous ne sont pas égoïstes et
peureux, tant s'en iaut. 11 y a grand nombre
d'honnêtes gens qui s'effrayent de la tâche assu-
mée par le gouvernement de la défense nationale
et de l'effroyable responsabilité qu'il accepte en
ajournant les élections. Ibs'agit, disent-ils, de
faire des miracles ou d'être voués au mépris et à
l'exécration de la France. S'ils ne font que le
PENDANT LA GUERRE ftS
possible, nous pouvons succomber, et on les
traitera d'insensés, d'incapables, d'ambitieux, de
fanfarons. Ils auront aggravé nos maux, et, quand
même ils se feraient tuer sur la brèche, ils se-
ront maudits à jamais. Voilà ce que pensent, non
sans quelque raison, des personnes amies de
l'institution républicaine et sympathiques aux
hommes qui risquent tout pour la faire triom-
pher. L'émotion, l'enthousiasme, la foi, leur ré-
pondent :
— Oui, ces hommes seront maudits de la foule,
s^ils succombent; mais ils triompheront. Nous
les aiderons, nous voulons, nous pouvons avec
eux ! S'il faut des miracles, il y en aura. Ne vous
inquiétez pas de ce premier effroi où nous
sommes, il se dissipera vite. En France, les
extrêmes se touchent. Ce peuple tremblant et
consterné va devenir héroïque en un instant !
C'est beaucoup promettre. Entre la foi et l'illu-
sion, il y a un abîme. Que la France se relève un
jour, je n'en doute pas. Qu'elle se réveille de-
main, je ne sais. Le devoir seul a. raison, et le
3.
46 JOURNAL d'un voyageur
devoir, c'était de refuser le démembrement
l'honneur ne se discute pas.
Mais retarder Indéfiniment les élections, ceci
n'est pas moins risqué que la lutte à outrance, et
il ne me parait pas encore prouvé que le vote eût
été impossible. Le droit d'ajournement ne me
paraît pas non plus bien établi. Je me tais sur ce
point quand on m'en parle. Nous ne sommes pas
dans une situation où la dispute soit bonne et
utile; je n'ai pas d'ailleurs l'orgueil de croire
que je vois plus clair que ceux qui gouvernent
le navire à travers la tempête. Pourtant la con-
science intérieure a son obstination, et je ne vois
pas qu'il fût impossible de procéder aux élec-
tions, même après l'implacable réponse du roi
Guillaume. Nous appeler tous à la résistance dé-
sespérée en nous imposant les plus terribles sa-
crifices, c'est d'une audace généreuse et grande;
nous empêcher de voter, c'est dépasser la limite
de l'audace, c'est entrer dans le domaine de la
tcmcrité.
Ou bien encore c'est, par suite d'une situation
PENDANT LA GUEaRS kl
illci3iq.ue, le fait d'une illogique timidité. On nous
juge capables de courir aux armes un contre dix,
et on nous trouve incapables pour discuter par
la voix de nos représentants les conditions d'une
paix honorable. Il y a là contradiction flagrante :
ou nous sommes dignes de fonder un gouverne-
ment libre et fier, ou nous sommes des poltrons
qu'il est dérisoire d'appeler à la gloire des com-
bats.
Ne soyez pas surpris, si vos adversaires vous
crient que vous êtes plus occupés de maintenir
la république que de sauver le pays. Vos ad ver*
maires ne sont pas tous injustes et prévenus. Je
crois que le grand nombre veut la délivrance du
pays ; mais plus vous proclamez la république,
plus ils veulent, en vertu de la liberté qu'elle
leur promet, se servir de leurs droits politiques.
Sommes-nous donc dans une impasse ? Le trou-
ble dos événements est-il entré dans les esprits
d'élite comme dans les esprits vulgaires? L'é-
goïsme est-il seul à savoir ce qu'il lui faut et ce
qu'il veut î
/;8 JOURNAL d'un voyageur
27 septembre.
Nous sommes difficiles à satisfaire en tout
temps, nous autres Français. Nous sommes la
critique incarnée, et dans les temps difficifes la
critique tourne à l'injure. En vertu de notre expé-
rience, qui est terrible, et de notre imagination,
qui est dévorante, nous ne voulons confier nos
destinées qu'à des êtres parfaits ; n'en trouvant
pas, nous nous éprenons de l'inconnu, qui nous
leurre et nous perd. Aussi tout homme qui s'em
pare du pouvoir est-il entouré du prestige de la
force ou de l'habileté. Qu'il fasse autrement que
les autres, c'est tout ce qu'on lui demande, et on
ne regarde pas au commencement si c'est le mal
ou le bien. Admirer, c'est le besoin du premier
jour, estimer ne semble pas nécessaire, éplucher
est le besoin du lendemain, et le troisième jour
on est bien près déjà de haïr ou de mépriser.
Un gouvernement d'occasion à plusieurs tètes
ne répond pas au besoin d'aventures qui nous
PENDANT LA GUERRE 49
égare. Quels que soient le patriotisme et les ta-
lents d'un groupe d'hommes choisis d'avance
par l'élection pour représenter la lutte contre le
pouvoir absolu, ce groupe ne peut fonctionner à
souhait qu'en vertu d'une entente impossible à
contrôler. On suppose toujours que des idées
contradictoires le paralysent, et le paysan dit :
— Comment voulez-vous qu'ils' s'entendent?
Quand nous sommes trois au coin du feu à parler
des affaires publiques, nous nous disputons !
Aussi le simple, qui compose la masse illettrée,
veut toujours un maître ; il a le monothéisme du
pouvoir. La culture de l'esprit amène l'analyse
et la réflexion, qui donnent un résultat tout con-
traire. La raison nous enseigne qu'un homme
seul est un zéro, que la sagesse a besoin du con-
cours de plusieurs, et que le droit s'appuie sur
l'assentiment de tous. Un homme sage et grand à
lui tout seul est une si rare exception, qu'un
gouvernement fondé sur le principe du mono-
théisme politique est fatalement une cause de
ruine sociale. Pour faire idéalement l'homme sage
50 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
et fort qui est un être de raison, il faut la réunion
de plusieurs hommes relativement forts et sages,
travaillant, sous l'inspiration d'un principe corn*
mun, à se compléter les uns les autres, à s'enri-
chir mutuellement de la richesse intellectuelle et
morale que chacun apporte au conseil.
Ce raisonnement, qui entre aujourd'hui dans
toutes les têtes dégrossies par l'éducation, n'est
pas encore sensible à l'ignorant ; il patt de lui-
même, de sa propre ignorance, pour décréter
qu'il faut un plus savant que lui pour le con-
duire, et au-dessus de celui-là un plus savant
encore pour conduire l'autre, et toujours ainsi,
jusqu'à ce que le savoir se résume dans un féti-
che qu'il ne connaîtra jamais, qu'il ne pourra
jamais comprendre, mais qui est né pour possé-
der le savoir suprême. Celui qui juge ainsi est
toujours l'homme du moyen âge, le fataliste qui
se refuse aux leçons de l'expérience ; il ne peut
profiter des enseignements de l'histoire, il ne sait
rien de l'histoire. Pauvre innocent, il ne sait pas
encore que les castes en se confondant ont cessé
PBNDANT LA GUERRE 51
de représenter des réserves d'hommes pour le
commandement ou la servitude, qu'il n'y a plus
de races prédestinées à fournir un savant maître
pour les foules stupides, que le savoir s'est gé-
néralisé sans égard aux privilèges, que l'égalité
s'est faite, et que lui seul, Tigaorant, est resté en
dehors du mouvement social. Louis Blanc avait
eu une véritable révélation de l'avenir, lors-
qu'on 1848 il opinait pour que le suffrage uni-
versel ne fût proclamé qu'avec cette restriction :
L'instruction gratuite obligatoire est entendue
ainsi, que tout homme ne sachant pas lire et
écrire dans trois ou cinq ans à partir de ce jour
perdra son droit d'électeur, — Je ne me rappelle
pas les termes de la formule, mais je ne crois
pas me tromper sur le fond,— Cette sage mesure
nous eût sauvés des fautes et des égarements de
l'empire, si elle eût été adoptée. Tout homme qui
se fût refusé au bienfait de l'éducation se fût
déclaré inhabile à prendre part au gouvernement,
et on eût pu espérer que la vérité se ferait jour
dans les esprits.
52 JOURNAL d'un voyageur
27 au soir.
Nous avons été voir un vieil ami à Chambon.
Cette petite ville, qui m'avait laissé de bons sou-
venirs, est toujours charmante par sa situation;
mais le progrès lui a ôté beaucoup de sa physio-
nomie • on a exhaussé ou nivelé, suivant des
-besoins sanitaires bien entendus, le rivage de la
Vouèze, ce torrent de montagne qui se répandait
au hasard dans la ville. De là^ beaucoup d'arbres
abattus, beaucoup de lignes capricieuses brisées
et rectifiées. On n'est plus à même la nature
comme autrefois. Le torrent est emprisonné, et
comme il n'est pas méchant en ce moment-ci,
il paraît d'autant plus triste et humilié. Mon
Aurore s'y promène à pied sec là où jadis il pas-
sait en grondant et se pressait en flots rapides
et clairs. Aujourd'hui des flaques mornes irisées
par le savon sont envahies par les laveuses;
mais la gorge qui côtoie la ville est toujours
fraîche, et les flancs en sont toujours bien boisés.
PENDANT LA GUERRE 53
Nous avions envie de passer là quelques jours,
c'était même mon projet quand j'ai quitté
Nohant. Je m'assure d'une petite auberge adora-
blement située où, en été, l'on serait fort bien;
mais nos amis ne veulent pas que nous les
quittions ; le temps se refroidit sensiblement,
et ce lieu-ci est particulièrement froid. Je crains-
pour nos enfants, qui ont été élevées en plaine,
la vivacité de cet air piquant. J'ajourne mon
projet. Je fais quelques emplettes et suis étonnée
de trouver tant de petites ressources dans une
si petite ville. Ces Marchois ont plus d'ingé-
niosité dans leur commerce, par conséquent
dans leurs habitudes, que nos Berrichons.
Notre bien cher ami le docteur Paul Darchy
est installé là depuis quelques années. Son tra-
vail y est plus pénible que chez nous ; mais il
est plus fructueux pour lui, plus utile pour les
autres. Le paysan marchois semble revenu des
sorciers et des remègeux. Il appelle le médecin,
l'écoute, se conforme à ses prescriptions, et
tient à honneur de le bien payer. La maison
56 JOURNAL d'un voyageur
que le docteur a louée est bien arrangée et d'une
propreté réjouissante. Il a un petit jardin d'un
bon rapport, grâce à un puits profond et aboh*
dant qui n'a pas tari, et au fumier de ses deux
chevaux. Nous sommes tout étonnés de voir des
fleurs, des gazons verts, des légumes qui ne
sont pas étiolés, des fruits qui ne tombent pas
avant d'être mûrs. Ce petit coin de terre bordé
de murailles a caché là et conservé le printemps
avec l'automne.
Il me vint à l'esprit de dire au docteur :
— Cher ami, lorsqu'il y a dix ans la mort me
tenait doucement endormie, pourquoi les deux
amis fidèles qui me veillaient nuit et jour, toi et
le docteur Vergne de Cluis, m'avez-vous arrachée
à ce profond sommeil où mon âme me quittait
sans secousse et sans déchirement ? Je n'aurais
pas vu ces jours maudits où l'on se sent mourir
avec tout ce que Ton aime, avec son pays, sa
famille et sa race !
Il est spiritualiste ; il m'eût fait cette réponse :
— Qu'en savez-vous? les âmes des morts nous
PENDANT LA GUERRE 55
voient peut-être, peut-êlre souffrent-elles plus
que nous de nos malheurs.
Ou celle-ci :
— Elles souffrent d'autre chose pour leur
compte ; le repos n*est point où est la vie.
Je ne l'ai donc pas grondé de m'avoir conservé
la vie, sachant, comme lui, que c'est un mal et
un bien dont il n'est pas possible de se dé-
barrasser.
Bons^ac, â8 septembre.
Nous sommes venus ici ce matin pour apporter
du linge et des provisions à notre hôte Sigis-
mond, installé depuis quelques jours comme
sous-préfet, tandis que nous occupons avec sa
femme et ses enfants sa maison de Saint-Loup,
à sept lieues de Boussac. Il espérait que la paix
mettrait une fin prochaine à cette situation
exceptionnelle, et qu'après avoir fait acte de dé-
vouement il pourrait donner vite sa démission
et retourner à ses champs pour faire ses se-
56 JOURNAL d'un voyageur
mailles et oublier à jamais les splendeurs du
pouvoir. Il n'en est point ainsi, le voilà rivé à
une chaîne : il ne s'agit plus de faire activer les
élections et de faire respecter la liberté du vote;
il s'agit d'organiser la défense et de maintenir
l'ordre en inspirant la confiance. Il serait propre
à ce rôle sur un plus grand théâtre, il préfère
ce petit coin perdu où il a réellement l'estime
et l'affection de tous ; mais comme il s'ennuie
d'être là sans sa famille ! C'est une âme tendre
et vivante à toute heure. Aussi nous lui pro-
mettons de lui ramener tout son clan, et,
puisqu'il est condamné à cet exil, de le partager
quelques jours avec lui. Sa femme et ma belle-
fille s'occupent donc de notre prochaine instal-
lation à Boussac, et je prends deux heures de
repos sur un fauteuil, car nous sommes parties
de bonne heure, et depuis quelques nuits une
toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil.
Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé
d'un gros orage. La chambre qui m'est destinée
est celle où je me trouve. C'est là seule du
PENDANT LA GUERRE 57
château qui ne soit pas glaciale, elle est même
très-chaude parce qu'elle est petite et en plein
soleil. J'essaye d'y dormir un instant les fenêtres
ouvertes ; mais ma somnolence tourne à la con
templation. Ce vieux manoir des seigneurs de
Boussac, occupé aujourd'hui par la sous-pré
fecture et la gendarmerie, est un rude massif
assez informe, très-élevé, planté sur un bloc de
roches vives presque à pic. La Petite-Creuse
coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite
et à ma gauche dans des gorges étroites et pro-
fondes qui sont, avec leurs arbres mollement
inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables
Arcadies. En face, le ravin se relève en étages
vastes et bien fondus pour former un large ma
melon cultivé et couronné de hameaux heureu-
sement groupés. Un troisième ravin coupe vers
la gauche le flanc du mamelon, et donne passage
à un torrent microscopique qui alimente une
gentille usine rustique, et vient se jeter dans la
Petite-Creuse. Une route qui est assez étroite
et assez propre pour figurer une allée de jardin
58 JOURNAL d'un voyageur
anglais passe sur Tautre rive, contourne la col*
Une, monte gracieusement avec elle et se perd
au loin après avoir décrit toute la courbe de ce
mamelon^ que couronne le relèvement du mont
Barlot avec sa citadelle de blocs légendaires^ les
fameuses pierres jaumâtres* (Test là qu'il faut
aller, la nuit de Noël, pendant ]a messe, pour
surprendre et dompter l'animal fantastique qui
garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là que
les grosses pierres chantent et se trémoussent
à l'heure solennelle de la naissance du Christ;
apparemment les antiques divinités étaient
lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris Fha-*
bitude de se réjouir de la venue du Messie, à
moins que leur danse ne soit un frémissement de
colère et leur chant un rugissement de malédic-
tion. Les légendes se gardent bien d'être, claires ;
en s'expliquant^ elles perdraieiit letlr poésie.
Le tableau que je contemple est un des plutf
parfaits que j'aie rencontrés ^ Il m'avait frappée
autrefois lorsque, visitant le vieux château,
j'étais entrée dans cette chambre^ alors inba-
PENDANT LÀ GUERRE 59
bitée, autant que je puis m'en souvenir. Je ne
me rappelle que la grande porte-fenétre vitrée,
ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe
en fer laissait beaucoup à désirer. Je m'assure
aujourd'hui qu'elle est solide et que l'épaisse
dalle est à l'épreuve des stations que je me pro*
mets d'y faire. Y retrouverai-je renchantement
que j'éprouve aujourd'hui? Cette beauté du pays
n'est^lle pas due à à l'éclat cuivré du soleil qui
baisse dans une vapeur de pourpre, à l'entasse*
ment majestueux et comme tragique des nuées
d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes
de pluie dans le torrent altéré, se rephent lourdes
et menaçantes sur le mont Barlot ? Elles ont l'air
de prononcer un refus implacable sur cette terre
qui verdit eneore un peu^ et qui semble con«
damnée à ne boire que quand le soleil et le vent
Sauront tout à fait desséchée ; entre ces strates
plombées du ciel, les rayons du couchant se
glissent en poussière d'or. Les arbres jaunis
étincellent; puis s'éteignent peu à peu à mesure
que l'ombre gagne; une rangée de peupliers
60 JOURNAL d'un voyageur
trempe encore ses cimes dans la chaude lumière
et figure une rangée de cierges allumés qui
expirent un par un sous le vent du soir. Là-bas,
dans la fraîche perspective des gorges, les berges
des pâturages brillent comme Témeraude, et les
vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres
jaumâtres deviennent aussi noires que TÉrèbe,
et on distingue leurs ébréchures sur Phorizon
en feu. Tout près du précipice que je domine,
des maisonnettes montrent discrètement leurs
toits blonds à travers les rideaux de feuillage;
des travaux neufs de ponts et chaussées, tou-
jours très-pittoresques dans les pays accidentés,
dissimulent leur blancheur un peu crue sous un
reflet rosé, et projettent des ombres à la fois
fermes et transparentes sur la coupure hardie
des terrains. A la déclivité du ravin, sous le
rocher très-âpre qui porte le manoir, la terre
végétale reparaît en zones étagées où se décou-
pent de petits jardins enclos de haies et remplis
de touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela
est chatoyant de couleur, et tout cela se fond
PENDANT LA GUERRE 61
rapidement dans un demi-crépuscule plein de
langueur et de mollesse.
Je me demande toujours pourquoi tel paysage,
même revêtu de la magie de l'effet solaire, est
*
inférieur à un autre que Ton traverse par un
temps gris et morne. Je crois que la nature des
accidents terrestres a rendu ici la forme irré-
prochable. Le sol rocheux ne' présente pas de
gerçures trop profondes, bien qu'il en offre
partout et ne se repose nulle part. Le granit n'y
a pas ces violentes attitudes qui émeuvent forte-
ment dans les vraies montagnes. Les bancs,
quoique d'une dureté extrême, ne semblent pas
s'être soulevés douloureusement. On dirait
qu'une main d'artiste a composé à loisir, avec
ces matériaux cruels, un décor de scènes cham-
pêtres. Toutes les lignes sont belles, amples
dans leur développement; elles s'enchaînent
amicalement. Si elles ont à se heurter, elles se
donnent assez de champ pour se préparer par
d'adorables caprices à changer de mode. La lyre
céleste qui a fait onduler ici Técorce terrestre a
4
62 JOURNAL d'un voyageur
passé du majeur au mineur avec une science
infinie. Tout semble se construire avec réflexion,
s'étager et se développer avec mesure. Quand
îl faut que les masses se précipitent, elles aiment
mieux se laisser tomber; elles repoussent Teffroi
et se disposent pour former des abris au lieti
d'abîmes. L'œil pénètre partout, et partout il pé-
nètre sans terreur et sans tristesse. Oui, déci-
dément je crois que, de ce château haut perché,
j'aurai sous les yeux, même dans les jours som-
bres, un spectacle inépuisable.
Tout s'est éteint, oiï m'appelle pour dfner. Je
n'ai pas dormi, j'ai fait 'mieux, j'aî oublié... II
faut se souvenir du Dieu dès batailles, prêt à ra-
vager peut-être ce que le Dieu de la ctéstilon i
si bien soigné, et ce que l'homme, son régisseur
infatigable, â si gracieusement orné ! •-- Maudît
soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âgô
odieux des sacrifices humains î
PENDANT LA GUERRE 63
Saint-Loup, 29 septembre.
Nous jK)mmes reparties hier soir à neuf
heures ; nous avons traversé les grandes landed
et les bois déserts sans savoir où nous étions.
Un brouillard sec, blanc, opaque comme une
exhalaison volcanique, nous a ensevelies pen<*
dant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain
était le seul homme de la compagnie. Ma fille
Lina dormait, Léonie s'occupait à faire dormir
chaudement son plus jeune fils. Je regardais le
brouillard autant qu'on peut voir ce qui em^
pèche de voir. Fatiguée, je continuais à me re»
poser dans l'oubli du réel. Nous sommes ren«*
trées à Saint-'Loup vers minuit, et là Léonie
nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps
sans vouloir en rien dire. Comme c'est une
femme brave autant qu'une vaillante femme, je
me suis étonnée.
— Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis
sentie effrayée par ce brouillard et Tisolement,
64 JOURNAL d'un voyageur
On a maintenant des idées noires qu'on n'avait
jamais. On s'imagine que tout homme qui pa-
raîtrait doit être un espion qui prépare notre
ruine, ou un bandit chassé des villes qui cherche
fortune sur les chemins.
Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans
ces derniers temps. On a cru que les inutiles et
les nuisibles chassés de Paris allaient inonder
les provinces. On a signalé effectivement à
Nohant un passage de mendiants d'allure sus-
pecte et de langage impérieux quelques jours
après notre départ ; mais tout cela s'est écoulé
vite, et jamais les campagnes n'ont été plus tran-
quilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-
être les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils
faits tous espions et pourvoyeurs de l'ennemi.
On dit que les trahisons abondent, et on ne voit
presque plus de mendiants. Il est vrai que la
peur des espions prussiens s'est répandue de
telle sorte que les étrangers les plus inoffensifs,
riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés
ou arrêtés sans merci. Il ne fait pas bon de quit
PENDANT LA GUERRE 65
ter son endroit, on risque de coucher en prison
plus souvent qu'à l'auberge.
Ces terreurs sont de toutes les époques agi-
tées. Mon fils me rappelait tantôt qu'il y a une
vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac
précisément; j'avais oublié les détails, il les ra-
•
conte à la veillée. Ils étaient partis trois, juste
comme les trois Prussiens vus en imagination
ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux
pierres jaumâtres qu'ils avaient été faire une ex-
cursion. Autre coïncidence bizarre, un des deux
compagnons de mon fils était Prussien.
— Comment ? dit Léonie, un Prussien !
— Un Prussien dont l'histoire mérite bien
d'être racontée. C'était le docteur M..., qui, à
l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été con-
damné à être roué vif pour cause politique. Les
juges voulurent bien, à cause de sa jeunesse,
prononcer qu'il serait roué de haut en bas. Le
roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine
en celle de la prison à perpétuité, et quelle pri-
son ! Après dix ans de carcere durOy — je ne sais
4.
66 JOURNAL d'un voyageur
comment cela s'appelle en allemand, •-^ M... fut
compris dans une sorte d'amniatie et accepta
l*exil avec joie. Il vint en France où il passa
plusieurs années, dont une chez nous, et c'est k
cette époque qu'en compagnie de Maurice Sand
et d'Eugène Lambert, ce digne et cher ami faillit
encore tàter de la prison... à Boussac! A cette
époque-là, on ne songeait guère aux Prussiens.
Une série inexpliquée d'incendies avait mis en
émoi, on s'en souvient, une partie de la France.
On voyait donc partout des incendiaires et on
arrêtait tous les passants. Justement M... avait
8 ir lui un guide du voyageur, et les deux autres
prenaient des croquis tout le long du chemin.
Ils avaient tiré de leurs sacoches un poulet froid,
UQ pain et une bouteille de vin; ils avaient dé*-
jeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils
avaient même allumé un petit feu de bruyères
pour invoquer les divinités celtiques, et Lam-
bert y avait jeté les os du poulet pour faire hon-
neur, disait-il, aux mânes du grand chef que
l*on dit enseveli sous la roche. On les observait
PENDANT LA GUERRE 67
de loin, et, comme ils rentraient pour coucher à
leur auberge, ils furent appréhendés par six
bons gendarmes et conduits devant le maire,
qui en reconnaissant mon fils se mit à rire. Il
n'en eut pas moins quelque peine à délivrer ses
compagnons; les bons gendarmes étaient de
mauvaise humeur. Ils objectaient que le maire
pouvait bien reconnaître un des suspects, mais
qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je
crois que le sous-préfet dut s'en mêler et les
prendre sous sa protection.
J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici
sans donner une goutte d'eau , tout est plus sec
que jamais. L'eau à boire devient tous les jours
plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours
plus railleur, et le vent froid achève la besogne.
Ce climat-ci est sain, mais il me fait mal, à moi;
j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre que
dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau de-
vient*elle malfaisante ; tous mes amis me trahis-
sent, car j'aime l'eau «vec passion, et le vin me
répugne.
C8 JOURNAL d'un ' VOYAGEUR
Nous lisons tout au long la relation de Jules
Favre, son entrevue avec M. de Bismarck. C'est
une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému;
puis le talent du narrateur aide à la conviction.
Bien dire, c'est bien sentir. Il n'y a donc pas de
paix possible ! Une voix forte crie dans le haut
de l'àme :
— Il faut vaincre.
— Une voix dolente gémit au fond du cœur :
— Il faut mourir !
30 septembre.
Les enfants nous forcent à paraître tranquilles.
Ils jouent et rient autour de nous. Aurore vient
prendre sa leçon , et pour récompense elle veut
que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y
croit pas, les enfants de ce temps-ci ne sont
dupes de rien ; mais elle a le goût littéraire, et
l'invention la passionne. Je suis donc condam-
née à composer pour elle, chaque jour pendant
une heure ou deux, les romans les plus inatten-
PENDANT LA GUERRE 69
dus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en
veine! L'imagination est morte en moi, et Ten-
fant est là qui questionne, exige, réveille la dé-
funte à coups d'épingle. L'amusement de nos
jours paisibles me devient un martyre. Tout, est
douleur à présent, même ce délicieux tête-à-tête
avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la vieil-
lesèe. N'importe, je ne veux pas que la bien-ai-
mée soit triste, ou que, livrée à elle-même, elle
pense plus que son âge ne doit penser. Je me
fais aider un peu par elle en lui demandant ce
qu'elle voit dans ce pays de rochers et de ravins,
qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu jusqu'à
présent. Elle y place des .fées, des enfants qui
voyagent sous la protection des bons esprits,
des animaux qui parlent, des génies qui aiment
les animaux et les enfants. Il faut alors raconter
comme quoi le loup n'a pas mangé l'agneau qui
suivait la petite fille, parce qu'une fée très-
blonde est venue enchaîner le loup avec un de
ses cheveux qu'il n'a jamais pu briser. Une autre
fois il faut raconter comment la petite fille a dû
70 JOURNAL d'un voyageur
monter tout en haut de la montagne pour secou^
rir un^ fourmi blanche qui lui était apparue en
rêve, et qui lui avait fait jurer de venir la sauver
du bac d'une hirondelle rouge fort méchante. U
faut que le voyage soit long et circonstancié^
qu'il y ait beaucoup de descriptions de plantes
et de cailloux. On demande aussi du comique,
tes nains de la caverne doivent être fort drôles.
Heureusement l'avide écouteuse se contente de
peu. Il suffit que les nains soient tous borgnes
de l'œil droit comme les calenders des WXle et
un0 NuitSf Qu que les sauterelles de la lande
soient toutes boiteuses de la' jambe gauche, pour
que l'on rie aux éclats, Ce beau rire sonore et
frais est mon payement; l'enfant voit quelquefois
des larmes dans mes yeux, mais, comme je
tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un
rhume que je n'ai pas.
Encore une fois, nous sommes au pays des
légendes. J'aurais beau en fabriquer pour ma
petite^fiUe, les gens d'ici en savent plus long. Ce
sont les facteurs de la poste qui, après avoir dis-
PENDANT LA GUERRE 71
tribué les choses imprimées, rapportent les on
dit du bureau voisin. Ces on dit y passant de
bouche en bouche, prennent des proportions fa-
buleuses. Un jour nous avons tué d'un seul coup
trois cent mille Prussiens; une autre fois. lA roi
de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance
la plus fantastique et la plus accréditée chez le
paysan, c'est que son empereur a été trahi à Se-
dan par ses généraux, qui étmnt tous répuHi-
eains!
l^r octobre IStO.
Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy
arrive en prétendant comme toujours qu'il vient
par hasard. Mes enfants Ton! averti, et, pour ne
pas les contrarier^ je feins d'être dupe. Au reste^
sitôt que le médecin arrive, la peur des médical
ments fait que je me porte bien. Il sait que je
les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle
régime, et je suis d'accord avec lui sur les soins
très-simples et trèsr rationnels quon peut prendre
72 JOURNAL D UN VOYAGEUR
de soi-même; mais le moyen de penser à soi à
toute heure dans le temps où nous sommes
Nous faisons nos paquets. Léonie transporte
toute sa maison à Boussac. Ce sera l'arrivée d'une
stnala.
Bonssac, dimanche 2 octobre.
C'est une smala en effet. Sigismond nous at-
tend les bras ouverts au seuil du château; ce
seuil est une toute petite porte ogivale, fleuron-
née, qui ouvre l'accès du gigantesque manoii
sur une place plantée d'arbres et des jardins
abandonnés. Notre aimable hôte a travaillé acti-
vement et ingénieusement à nous recevoir. La
sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de
linge et de la vaisselle cassée. Des personnes
obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous
apportons le reste. On prend possession de ce
bizarre séjour, ruiné au dehors, rajeuni et con-
fortable au dedans.
Confortable en apparence! Il y a une belle
/
PENDANT LÀ GUERRE 73
salle à manger où l'on gèle faute de feu, un vaste
salon assez bien meublé où Ton grelotte au coin
du feu, des chambres immenses qui ont bon air,
mais où mugissent les quatre vents du ciel.
Toutes les cheminées fument. On est très-sen-
sible aux premiers froids du soir après ces jour-
nées de soleil , et nous disons du mal des châ-
telains du temps passé, qui amoncelaient tant
de pierres pour être si mal abrités ; mais on n'a
pas le temps d'avoir froid. Sigismond attend de-
main Nadaud, qui a donné sa démission de pré-
fet de la Creuse, et qui est désigné comme can-
didat à la députation par le parti populaire et le
parti républicain du département. Il représente,
dit-on, les deux nuances qui réunissent ici, au
lieu de les diviser, les ouvriers et les bourgeois
avancés. Sigismond a fait en quelques jours un
travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des
gardes, qui était abandonnée à tous les animaux
de la création, où les chouettes trônaient en per-
manence dans les bûches et les immondices dô
tout genre entassées jusqu'au faîte. On ne pou-
7A JOURNAL d'bN voyageur
vait plus pénétrer dans cette SalJe, qui est la
plus vaste et la plus intéressante du château.
Elle est à présent nettoyée et parfumée de grands
feux de genévrier allumés dans les deux chemi-
nées monumentales surmontées de balustrades
découpées à jour. Le sol est sablé. Une grande
estrade couverte de tapis attend l'orateur, des
fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit.
Toute la garde nationale peut être à l'abri sous
ce plafond à solives noircies. Nous visitons ce
local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui
est un assez beau vestige de la féodalité. Il est
bâti comme au basard ainsi que tout le château,
où les notions de symétrie paraissent n'avoir ja-
mais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le
plafond s'incline en pente très -sensible. Len
deux cheminées sont dissemblables d'orne-
ments, ce qui n'est point un mal ; l'une occupe
le fond, l'autre est située sur lè côte, aont on
n'a nullement cherché le milieu. Les portes
sont, comme toujours, infiniment petites, eu
égard à la dimension du vaisseau. Les fenêtres
PENDANT LA GUERRE 75
sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces
vices volontaires ou fortuits de construction,
l'ensemble est imposant et porte bien Tem-
preinte de la vie du moyen âge. Une des chemi-
nées qui a cinq mètres d'ouverture et autant
d'élévation présente une singularité. Sous le
manteau, près de Tâtre, s'ouvre un petit escalier
qui monte dans l'épaisseur du mur. Où condui-
eait-il ? Au bout de quelques marches, il ren*
contre une construction plus récente qui l'ar-
rête.
3 octobre.
Ma petite chambre, si confortable, en appa*
rence, est comme les autres lézardée en mille
endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent
éteint les bougies à travers les murs. L'alcôve
seule est assez bien close, et j'y dors enfin ; le
changement me réussit toujours.
Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai
oublié au salon une lettre à laquelle je tiens. Le
76 JOURNAL d'un voyageur
salon est là, au bout d'un petit couloir sombre.
J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la
porte derrière moi sans la regarder. Je trouve
sur la cheminée l'objet cherché. Le grand feu
qu'on avait allumé dans la soirée continue de
brûler, et jette une vive lueur. J'en profite pour
regarder à loisir les trois panneaux de tapisserie
du XV* siècle qui sont classés dans les monuments
historiques. La tradition prétend qu'ils ont dé-
coré la tour de Bourganeuf durant la captivité
de Zizime. M. Adolphe Jeanne croit qu'ils repré-
sentent des épisodes du roman de la Dame à la
licorne. C'est probable, car la licorne est là, non
passante ou rampante comme une pièce d'ar-
moirie, mais donnant la réplique, presque la
patte, aune femme mince, richement et bizar-
rement vétué, qu'escorte une toute jeune fillette
aussi plate et aussi mince que sa patronne. La
licorne est blanche et de la grosseur d'un che-
val. Dans un des tableaux, la dame prend des
bijoux dans une cassette; dans un autre, elle
joue de l'orgue ; dans un troisième, elle va en
PENDANT LA GUERRE 77
guerre, portant un étendard aux plis cassants,
tandis que la licorne tient sa lance en faisant la
belle sur son train de derrière. Cette dame blonde
et ténue est très-mystérieuse, et tout d'abord
elle a présenté hier à ma petite-fille Taspect d'une
fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût
étrange, et j'ignore s'ils ont été de mode ou s'ils
sont le fait du caprice de l'artiste. Je remarque
une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des
cheveux rassemblés dans un ruban, comme une
queue à pinceau plantée droit sur le front. Si
nous étions encore sous l'empire, il faudrait pro-
poser cette nouveauté aux dames de la cour, qui
ont cherché avec tant de passion dans ces der-
niers temps des innovations désespérées. Tout
s'épuisait, la fantaisie du costume comme les au-
tres fantaisies. Comment ne s'est-on pas avisé de la
m
queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir
à Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement
qui soit en France, pour découvrir ce moyen de
plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que tant
de choses laides qui ont régné sans conteste, et
78 JOURNAL D UN VOYAC.EUU
d*ailleurs rharmonie de ces tons fanés de la ta-
pisserie rend toujours agréable ce qu'elle repré-
sente.
Ayant assez regardé la fée, je veux retourner
à ma chambre. Le salon a cinq portes bien visi-
blés. Celle que j'ouvre d'abord me présente lea
rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et
me trouve en présence de sa majesté Napoléon III,
en culotte blanche, habit de parade, la mousta-
che en croc, les cheveux au vent, le teint frais
et l'œil vif : âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le
portrait officiel de toutes les administrations se-
condaires. La peinture vaut bien cinquante
francs, le cadre un peu plus. Ce portrait ornait
le salon. C'est le sous-préfet sortant qui, au len*
demain de Sedan, a eu peur d'exciter les pas*
sions en laissant voir l'image de son souverain.
Sigismond voulait la remettre à son clou, disant
qu'il n'y a pas de raison pour détruire un por-
trait historique ; mais celui-ci est si mauvais et
si menteur qu'il ne mérite pas d'être gardé, et je
lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son pré-
PENDANT LA GUERRE 79
décesseur, c'est-à-dire dans un passage où per^
sonne ne lui dira rien. En attendant, ce portrait
n'est pas placé dans la direction de ma chambre,
et je referme la porte entre lui et moi. La troi^
sième porte conduit à Tescalier en vis qui rem-
plit la tour pentagonale. La quatrième donne sur
la salle à manger ; la cinquième mène à la cham-
bre de mon fils. Me voilà stupéfaite, cher-
chant une sixième porte dont je ne devine pas
l'emplacement et qui doit être la mienne. Le
château serait-il enchanté ? Après bien des pas
perdus dans cette grande salle, je découvre en-
fin une porte invraisemblablement placée dans
la boiserie sur un des pans de la profonde em-
brasure d'une fenêtre, et je me réintègre dano
mon appartement sans autre aventure.
A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, quo
Sigismonda été chercher dès sept heures au d>
barcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a
quelques années, lors d'un voyage qu'il fît en
France! Il a vieilU, ses cheveux et sa barbe ont
blanchi, mais il est encore robuste. C'est un an-
\
80 JOURNAL d'iTN VOYAGEUR
cien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais
doué d'une remarquable intelligence. Doux,
grave et ferme, exempt de toute mauvaise pas-
sion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses
compatriotes de la Creuse. En Berry, comme par-
tout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le voisin.
Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du
Marchois. On l'accuse d'être avide et trompeur ;
mais on reconnaît que, quand il est bon et sin-
cère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon
dans toute la force du mot. Exilé en 1852, il
passa en Angleterre, où il essaya de reprendre
la truelle; mais les maçons anglais lui firent
mauvais accueil et lui surent méchant gré dé
proscrire de ses habitudes l'ivresse et le pugilat.
Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli
dans un silence modeste, dont ils ne compre-
naient d'ailleurs pas la langue. Ils comprenaient
encore moins le rôle qu'il avait joué en France ;
ils lui eussent volontiers cherché querelle. 11 se
retira dans une petite chambre pour apprendre
l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en ueu
PENDANT LA GUERRE 81
de temps il le parla comme sa propre langue, et
ouvrit des cours d'histoire et de littérature fran-
çaise en anglais, s'instruisant, se faisant érudit,
critique et philosophe avec une rapidité d'intui-
tion et un acharnement de travail extraordi-
naires chez un homme déjà mûr. Sa dignité in-
térieure rayonne doucement dans ses manières,
qui sont celles d'un vrai gentleman. Il ne dit pas
un mot, il n'a pas une pensée qui soient enta-
chés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de res-
sentiment, d'ambition ou de jalousie. Il est naïf
comme les gens sincères, absolu comme les gens
convaincus. On peut le prendre pour un enfant
quand il interroge, on sent revenir la supério-
rité de nature quand il répond. Il était arrivé
d'Angleterre en habit de professeur : il a repris
le paletot de l'ouvrier ; mais ce n'est ni un ou-:
vrier ni un monsieur comme l'entend le préjugé :
c'est un homme, et un homme rare qu'on peut
aborder sans attention, qu'on ne quitte pas sans
respect.
Boussac étant une des stations de sa tournée
c.
82 JOURNAL d'un voyageur
électorale, c'est pour le mettre en rapport avec
les hommes du pays que Sigismond a préparé
la grande salle aux gardes. Boussac y entasse
ses mille cinquante habitants ; les gens de la
campagne affluent sur la place du château, qui
domine le ravin ; les enfants grimpent sur les
balustrades vertigineuses. Tous les maires des
environs sont plus ou moins assis à l'intérieur;*
Les pompiers sont sous les armes, la garde na-
tionale, organisée tant bien que mal, maintient
Tordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui
se fait bien entendre. Il est timide au début,'il
se méfie de lui-même ; il m'avait fait promettre
de ne pas l'écouter, de ne pas le voir parler. J'ai
tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi
dans ma chambre. C'est dans l'intimité qu'on se
connaît, et je crois maintenant que je le con-
nais bien. Il est digne de représenter les bonnes
aspirations du peuple et du tiers. Nous nous
sommes résumés ainsi : n'ayons pas d'illusions
qui passent, ayons la foi qui demeure.
A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle
PENDANT LA GUERRE 83
séance publique. Tout le monde des environs
n'était pas arrivé pour la première, et les gens
de l'endroit voulaient encore entendre et com-
prendre. Il leur parlait une langue ancienne qui
leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement
et sacrifice ; il n'était plus question de cela de-
puis vingt ans. (fin ne parlait que du rendement
de répi et du prix des bestiaux. « Il faut savoir
ce que veut de nous cet homme qui est un pau-
vre, un rien du tout, comme nous, et qui ne pa-
raît pas se soucier de nos petits intérêts. » Je n'ai
pas assisté non plus à la reprise de cet enseigne-
ment de famille ; Sigismond me le raconte. La
première audition avait été attentive, étonnée,
un peu froide. Nadaud parle mal au commence-
ment; il a un peu perdu l'habitude de la langue
française, les mots lui viennent en anglais, et
pendant quelques instants il est forcé de se les
traduire à lui-même, Cet embarras augmente
sa timidité naturelle ; mais peu à peu sa pensée
s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure
se révèle et se communique. Il a donc gagné sa
'cause ici, et l'on s'en va on disant :
84 JOURNAL d'un voyageur
— Ceci un homme tout à fait bien.
Simple éloge, mais qui dit tout.
Le soir venu, il remonte en voiture avec
Sigismond et une escorte improvisée de garde
nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens
font la haie avec des flambeaux. On se serre tes
mains; Nadaud prononce encore quelques pa-
roles affectueuses et d'une courtoisie recherchée.
La voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux
qui restent crient vive l'ouvrier ! La noire façade
armoriée du manoir de Jean de Brosse ne
s'écroule pas à ce cri nouveau du xix« siècle.
Les chouettes, stupéfiées par la lumière, repren-
nent silencieusement leur ronde dans la nuit
grise.
4 octobre.
»
En somme, nous avons parlé doctrine et nul-
leDaent politique. Est-il, ce que les circonstances
réclament impérieusement, un homme pratique?
Je ne sais. Je ne serais pas la personne capable
PENDANT LA GUERRE 85
de le juger. Les opinions sont si divisées qu'en
voulant faire pour le mieux on doit se heurter à
tout et peut-être heurter tout le monde.
Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme
de temps maudit, continue à tout dessécher.
L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup ;
on va la chercher à une demi-lieue sur une côte
rocheuse où les chevaux ont grand'peine à
monter et à descendre les tonneaux. Nous l'é-
conomisons, quoiqu'elle ne le mérite guère ; elle
est blanche et savonneuse.
Promenade- dans les ravins. Je craignais de
les trouver moins jolis d'en bas que d'en haut.
Ils sont charmants partout et à toute heure :
c'est un adorable pays. Après avoir longé la ri-
vière, nous avons remonté au manoir par un
escalier étourdissant : une centaine de mètres
en zigzag, tantôt sur le roc, tantôt sur des gra-
dins de terre soutenus par des planches, tantôt
sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe ;
ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'au-
tre en cas de vertige. A chaque étagC;, de belles
86 JOURNAL I> l^N VOVAùr.vJ.i
croupes de rochers ou de petits jardins en pente
rapide, des arbres de temps en temps faisant
berceau sur l'abîme. Ces gentils travaux sont, je
crois, Touvrage des gendarmes, qui vivent dans
une partie réservée- du château et se livrent au
jardinage et à l'élevage des lapins, Ce sont peut-
être les mêmes gendarmes qui ont autrefois ar-
rêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons au-
jourd'hui en bons voisins, et ils nous permettent
d'admirer leurs légumes. Mes petites-filles grim-
pent très-bien et sans frayeur cette échelle au
flanc du précipice. Moi je m'en tire encore bien,
mais je suis éprouvée par cet air trop vif. On ne
place pas impunément son nid, sans transition,
à trois centu-mètres plus haut que d'habitude.
Nous avons fait une trouvaille au fond du
ravin. Sous un massif d'arbres, il y a à nos pieds
une maisonnette rouge que nous ne voyions pas;
c'est un petit établissement de bains, très-rus-
tique, mais très-propre. Outre l'eau de la Creuse,
qui n'est pas tentante en ce moment, la bonne
femme qui dirige toute seule son exploitation
PENDANT LA GUERRE 87
possède un puits profond et abondan; encore ;
Teau est belle et claire. Nous nous faisons une
fête de nous y plonger demain ; nous n'espérions
pas ce bien-être à Boussac. Ces Marchois nous
sont décidément très-supérieurs.
5 octobre.
Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux
excellents amis qui nous comblent de soins et
d'affection, noua resterions volontiers ici à at-
tendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à
Nohant : les nouvelles que nous en recevons
sont mauvaises; mais nous avons un homme
avec nous, un homme inoccupé qui veut re-
tourner au moins à La Châtre pour n'avoir pas
l'air de fuir le danger commun, puisque le
danger approche. Il voulait nous mener, mère,
femme et enfants, dans le Midi ; nous disions
oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et at-
tendrait là qu'on le rappelât au pays en cas de
besoin. Par malheur, les événements vont vite.
88 JOURNAL d'oN voyageur
et quiconque s'absente en ce moment a l'air de
déserter. Gomme à aucun prix nous ne voulons
le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous
renonçons au Midi, et nous nous occupons, par
correspondance, de louer un gîte quelconque à
La Châtre.
6 octobre.
A force d'être poëte à Boussac, on est très-
menteur ; on vient nous dire ce matin que la
peste noire est dans la ville, la variole purpuralc,
celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'in-
forme ; la nouvelle fait des petits, fl y a des ca-
davres exposés devant toutes les portes ; c'est là,
— à deux pas, vous verrez bien î — Maurice ae
voit rien, mais il s'inquiète pour nous et veut
partir. Comme nous comptions partir en effet
dimanche, je consens, et je reboucle ma maHe ;
mais Sigismond nous traite de fous, il interroge
le maire et le médecin. Personne n'est mort dc-
puis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est
PENDANT LA GUERRE 89
manifesté. Je défais ma malle, et j'apprends une
autre nouvelle tout aussi vraie, mais plus jolie.
La nuit dernière, trois revenants, toujours trois,
sont venus chanter sur le petit pont de planches
qui est juste au-dessous de ma fenêtre, et que
je distingue très-bien par une éclaircie des ar-
bres ; ils ont même fait entendre, assure-t-on,
une très-belle musique. Et moi qui n'ai rien vu,
rien entendu ! J'ai dormi comme une brute, au
lieu de contempler une scène de sabbat par un
si beau clair de lune, et dans un site si bien fait
pour attirer les ombres !
7 octobre.
Promenade à Chissac, c'est le domaine de Si-
gismond, dans un pays charmant. Prés, collines
et torrents. La face du mont Barlot, opposée à
celle que nous voyons de Boussac, ferme l'ho-
rizon. Nous suivons les déchirures d'un petit
torrent perdu sous les arbres, et nous faisons
une bonne pause sous des noyers couverts de
90 JOURNAL d'un voyageur
mésanges aïfairées et jaseuses que nous ne dé-
rangeons pas de leurs occupations. Ce serait un
jour de bonheur, si Ton pouvait être heureux h
présent. Est-ce qu'on le sera encore? Il me sem-
ble qu'on ne le sera plus ; on aura perdu trop
d'enfants, trop d'amis! — Et puis on s'aperçoit
qu'on pense à tout le monde comme à soi-même,
que tout nous est famille dans cette pauvre
France désolée et brisée !
Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi
s'apaise, et sur le théâtre de la guerre on agit,
on se défend. Et puis le temps a changé, les
idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sûr,*
de la pluie pour demain dans les nuages, que
j'arrive à très-bien connaître dans cette immen-
sité de ciel déployée autour de nous. L'air était
souple et doux tantôt ; à présent, un vent furieux
s'élève : c'est le vent d'ouest. Il nous détend et
nous porte à l'espérance.
PENDANT LA GUERRE 91
8 octobre.
La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes
nuages effarés couraient sur la lune, et le vent
soufflait sur le vieux château comme sur un na-
vire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous
avons essuyé des tempêtes comparables à celle-
ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque.
A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands ar-
bres, nous entendons mugir ; mais ici c'est le
rugissement dans toute sa puissance, c'est la
rage sans frein. Les grandes salles vides, déla-
brées et discloses, "qui remplissent la majeure
partie inhabitée du bâtiment, servent de souf-
flets aux orgues de la tempête, les tours sont bs
tuyaux. Tout siffle, hurle, crie ou grince. Les
jalousies de ma chambre se défendent un ins-
tant ; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec
le bruit du canon. Je cherche une corde pour 103
empêcher d'être emportées dans l'espace. Jo
reconnais que je risque fort de les suivre en
92 JOURNAL d'un voyageur
m'aventurant sur le balcon. J'y renonce, et
comme tout désagrément qu'on ne peut empê-
cher doit être tenu pour nul, je m'endors pro-
fondément au milieu d'un vacarme prodigieuse-
ment beau.
Nous faisons nos paquets, et nous partons de-
main sans savoir si nous trouverons un gîte à La
Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre jours
pour faire les dix lieues qui nous séparent de
notre ville. Ce n'est pas que la France soit déjà
désorganisée par les nécessités de la guerre, cela
a toujours été ainsi, et on ne saura jamais
pourquoi. — Ce soir, je dis adieu de ma fenêtre
au ravissant pays de Boussac et à ses bons habi-
tants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distin-
gués et sympathiques. J'ai passé trois semaines
dans ce pays creusois, trois semaines de$ plus
amères de ma vie, sous le coup d'événements
qui me rappellent Waterloo, qui n'ont pas la
grandeur de ce drame terrible, et qui paraissent
plus effrayants encore. Toute une vie collective
remise en question ! — On dit que cela peut
PENDANT LA GUERRE 93
durer longtemps encore. L'invasion se répand,
rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous
tombons dans Tinconnu, nous entrons dans la
phase des jours sans lendemain ; nous nous fai-
sons Teffet de condamnés à mort qui attendent
du hasard le jour de Texécution, et qui sont
pressés d'en finir parce qu'ils ne s'intéressent
plus à rien. Je ne 'sais si je suis plus faible que
les aut'îes, si l'inaction et un état maladif m'ont
rendue lâche. J'ai fait bon visage tant que j'ai
pu ; je me suis abstenue de plaintes et de pa-
roles décourageantes, mais je me suis sentie,
pour la première lois depuis bien des années,
sans courage intérieur. Quand on n'a affaire
qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en sou-
cier, de s'imposer des fatigues, des sacrifices, de
subir des contrariétés, de surmonter des émo-
tions. La vie ordinaire est pleine d'incidents
puérils dont on apprend avec l'âge à faire peu
de cas ; on est trahi ou leurré, on est malade,
on échoue dans de bonnes intentions, on a de?
séries d'ennuis, des heures de dégoût. Que tout
94 JOURNAL d'un voyageur
•
cela est aisé à surmonter ! On vous croit stoïquô
parce que vous êtes patient, vous êtes tout sim-
plement lassé de souffrir des petites choses. On
a l'expérience du peu de durée, l'appréciation
du peu de valeur de ces choses ; on se détache
des biens illusoires, on se réfugie dans une vie
expectante, dans un idéal de progrès dont on se
désintéresse pour son compte, mais dont on
jouit pour les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout
cela est bien facile et n'a pas de mérite. Ce qu'il
faudrait, c'est le courage des grandes crises so-
ciales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision
du beau idéal remplaçant à toute heure le sens
visuel des tristes choses du présent ; mais com-
ment faire pour ne pas souffrir de ce qui est
souffert dans le monde, à un moment donnée
avec tant de violence et dans de telles propor*
tiens? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend
pas de moi de n'avoir pas le cœur brisé.
En changeant de place et de mineu, vais^je
changer de souffrance comme le malade qui se
retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai
PENDANT LA GDEIIRE 95
ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que
je quitte avec une tendresse effrayée, presque •
pusillanime. Il semble à présent, quand on s'é-
loigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse
pour la dernière fois, et comme il est dans la
nature de regretter les lieux où l'on a souffert,
je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le
torrent sans eau, le triste horizon des pierres
jaumâtres, le vent qui menace de nous ensevelir
sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent
sur nos têtes, et les revenants qui auraient peut-
être fini par se montrer.
La Châtre, 9 octobre.
J*ai quitté mes hôtes le cœur gros. Je n'ai ja-
mais aimé comme à présent; j'avais envie de
pleurer. Ils sont si bons, si forts, si tendres, ces
deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser
partir! Leur courage, leurs beaux moments de
gaieté nous soutenaient: — Leur famille et la
nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient
96 JOURNAL d'un voyageur
comme uns richesse en commun. Pauvres chers
enfants ! cent fois par jour, on se dit :
— Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seu^
au monde, comme je serais vite consolé par une
belle mort de cette mort lente dont nous savou-.
rons l'amertume !
Toujours cette idée de mourir pour ne
plus souffrir se présenté à l'esprit en détresse.
Pourquoi cette devise de la sagesse antique :
Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie
de la faiblesse humaine qui s'attache à la vie en
dépit de tout? Est-ce* un précepte philosophique
pour nous prouver que la vie est le premier des
biens? — Moi, j'en reviens toujours à cette idée,
qu'il est indifférent et facile de mourir quand
on laisse derrière soi la vie possible aux autres,
mais que mourir avec sa famille, son pays et sa
race, est une épreuve au-dessus du stoïcisme.
Nous revenons dans l'Indre avec la pluie.
D'autres bons amis nous donnent l'hospitalité
Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous
ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus ; ils
PENDANT LA GUERRE 97
fondent leur espérance sur le gouvernement. Moi,
j'e&père peu de la province et de l'action possible
de ce gouvernement, qui n*a pas la confiance de
la majorité. Il faut bien ouvrir les yeux, le pays
n'est pas républicain. Nous sommes une petite
fraction partout, même à Paris, où le sentiment
bien entendu de la défense fait taire Topinion
personnelle. Si cette admirable abnégation amène
la délivrance, c'est le triomphe de la forme ré-
publicaine ; on aura fait cette dure et noble
expérience de se gouverner soi-même et de se
sauver par le concours de tous ; — mais Paris
peut-il se sauver seul? et si la France l'abanr
donne !... on frémit d'y penser.
La Châtre, 10 octobre 1870.
Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-
même. Je ne crois pas que personne en doute.
Je trouve à notre petite ville une bonne physio-
nomie. Elle a pris l'allure militaire qui convient.
Ces bourgeois et ces ouvriers avec le fusil sur
6
98 JOURNAL d'un voyageur
répaule n'ont rien de ridicule. Le cœur y est. Si
on les aidait tant soit peu, ils défendraient 'au
besoin leurs foyers; mais-, soit pénurie, soit né-
gligence, soit désordre, loin de nous armer, on
nous désarme, on prend les fusils des pompiers
polir la garde nationale, et puis ceux de la garde
sédentaire pour la mobilisée, en attendant qu'on
les prenne pour la troupe, et quels fusils ! Pour
toutes choses, il y a gâchis de mesures annoncées
et abandonnées, d'ordres et de Contre-ordres.
Je vois partout de bonnes volontés paralysées
par des incertitudes de direction que Ton ne sait
à qiiî imputer. Tout le monde accuse quelqu*un,
c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on
nous dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents
toute la France ? J'ai bien peur des illusions et
des fanfaronnades. Certains journaux le pren-
nent sur un ton qui me fait trembler. En atten-
dant, l'inaction nous dévore : écrire^ parler j cô
n'est pas là ce qu'il nous faudrait.
Nous allons au Coudray à travers des torrents
de pluie. La Vallée noire, que l'on embrasse de
PENDANT LA GUERRE 99
ce point élevé, est toujours belle. Ce n*est pa$
le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse,
c'est la grande ligne, l'horizon ondulé et large-
«
ment ouvert, le pays bleu, comme l'appelle ma
petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes,
le ciel me paraît incommensurable; chargé de
nuages noirs avec quelques courtes expansions
de soleil rouge, il est tour à tour sombre et
colère. J'aperçois au loin le toit brun de ma
pauvre maison encore fermée à mes pe'tites^filles,
à moi par conséquent ; enterrée dans les arbres,
elle a l'air de se cacher pour ne pas nous attirer
trop vite ; la variole règne autour et nous barre
encore le chemin.
Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi
n'est pas bien loin, et nous pouvons le voir ar-
river avant que la contagion nous permette de
dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans
ont l'air de ne pas mettre au rang des choses
possibles que le Berry soit envahi, sous prétexte
qu'en 1815 il ne Ta pas été. Moi, je m'essaye à
l'idée d'une vie errante. Si nous sommes ruinés
100 JOURNAL d'un voyageur
et dévastés, je me demande en quel coin nous
irons vivre et avec quoi ? Je ne sais pas du tout,
mais la facilité avec laquelle on s'abandonne per-
sonnellement aux événements qui menacent tout
le monde est une grâce de circonstance. On dit
le pour et le contre sur la guerre actuelle. Tantôt
l'ennemi est féroce, tantôt il est fort doux : on
n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal,
c'est l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais
pas seulement à bouger : on tient si peu à la
vie dans de tels désastres ! mais dans le doute
j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.
De retour à La Châtre, je revois d'anciens
amis qui, de tous les côtés menacés, sont venus
se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec
douleur que Laure *** est malade sans espoir,
qu'on ne peut pas la voir, qu'elle est là et que
je ne la reverrai probablement plus ! Autre dou-
leur : il faut voir partir notre jeune monde,
comme nous l'appelions, mes trois petits-neveux
et les fils de deux ou trois amis intimes : c'était
la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la
PENDANT LA GUERRE 101
tendresse. Et moi qui leur disais les plus belloa
choses du monde pour leur donner de la réso-
lution, je ne me sens plus le moindre courage.
N'importe, il faudra en montrer.
Blarrii 11 octobre.
Voici une grande nouvelle : deux ballons
nommés Armand Barbes et G. Sand sont sortis
de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté
grand bonheur) a eu des avaries, une arrivée
difficile, et a pourtant sauvé les Américains qui
le montaient; Barbes a été plus heureux^ et,
malgré les balles prussiennes, a glorieusement
touché terre, amenant au secours du gouverne-
ment de Tours un des membres du gouverne-
ment de Paris, M. Gambetta. un remarquable
orateur, un homme d'action, de volonté, de
persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas da-
vantage, mais cette fuite en ballon, à travers
l'ennemi, est héroïque et neuve ; l'histoire entre
dans des incidents imprévus et fantastiques.
G.
102 JOURNAL d'un voyageur
Des personnes qui connaissent Gambetta nous
disent qu'il va tout sauver. Que Dieu les entende !
Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom
soit béni ; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus
des forces d'un seul homme? Et puis ce jeune
homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une
science perdue chez nous î
Mercredi 12 octobre.
On n'a pas le cœur à se réjouir ici aujourd'hui ;
c'est la révision, c'est-à-dire la levée sans révi-
sion des gardes mobilisées: elle se fait d'une
manière indigne et stupide ; on prend tout, on
ne fait pas déshabiller les hommes ; on ne leur
regarde pas même le visage. Des examinateurs
crétins et qui veulent faire du zèle déclarent
bons pour le service des avortons, des infirmes,
des borgnes, des phthisiques, des myopes au
dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots,
et l'on veut que nous ayons confiance en une
pareille armée ! Un bon tiers va remplir les hô-
PENDANT LA GOEUnR 103
pîtaux OU tomber sur les chemins à la premières
étape. Les rues de la ville sont encombrées de
parents qui pleurent et de conscrits ivres-morts.
On va leur donner les fusils de la garde nationale
sédentaire, qui était bien composée, exercée et
résolue; le découragement s'y met. Les opti-
mistes, ils ne sont pas nombreux', disent qu'il le
laut. S'il le faut, soit ; mais il y a manière de
faire les choses, et, quand on les fait mal, il ne
faut pas se plaindre d'être mal secondé. On se
tire de tout en disant :
— Le peuple est lâche et réactionnaire.
Mon cœur le défend ; il est ignorant et mal-
heureux ; si vous ne savez rien faire pour l'ini-
tier à des vertus nouvelles, vous le3 lui rendrez
odieuses.
Les nouvelles du dehors sont sinistres. Orléans
serait au pouvoir des Prussiens; les gardes mo-
biles se seraient bien battus, mais ils seraient
écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu
d'avance. Il faudrait savoir si la ville pouvait se
défendre; oïi dit qu'elle ne l'a pas voulu, on
104 JOURNAL d'un voyageur
entre dans de^ détails révoltants. Les habitants,
qui d'abord avaient refusé de recevoir nos pau-
vres enfants, auraient cette fois fermé leurs
portes aux blessés. Le premier fait paraît certain,
le second est à vérifier. Nos jeunes troupes civiles
sont redoutées autant que l'ennemi : elles sont
indisciplinées^mal commandées ou pas comman-
dées du tout; je crois qu'on leur demande l'im-
possible. Si toutes les administrations sont dans
l'anarchie comme celle des intendances aux-
quelles nos levées et nos soldats ont affaire, ce
n'est pas une guerre, c'est une débandade.
i 3, jeudi.
L'affaire Beurbaki reste mystérieuse. On dit
que tout trahit, même Bazaine, ce grand espoir,
ce rempart dont l'écroulement serait notre ruine.
Trahir ! l'honneur français serait aux prises dans
les faibles tètes avec l'honneur militaire ! Celui-ci
serait la fidélité au maître qui commandait hier;
l'autre ne compterait pas! Le drapeau représen-
PENDANT LA GUERRE 105
terait une charge personnelle, restreinte à l'obéis-
sance personnelle! La patrie n'aurait pas de
droits sur l'âme du soldat !
L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie
morale à côté de l'anarchie matérielle. Le véri-
table honneur militaire ne semble pas avoir
jamais été défini dans l'histoire de notre siècle.
C'est par le résultat que nous jugeons la conduite
des généraux, et chaque juge en décide à son
point de vue. En haine de la république, Moreau
passe à l'ennemi; mais il se persuade que c'était
son devoir, et il le persuade aux royalistes. Il
croyait sauver la bonne cause, le pays par consé-
quent ! Il y a donc deux consciences pour le mi-
litaire? Moreau a eu son parti, qui l'admirait
comme le type de la fidéUté et de la probité.
Napoléon a été trahi ou abandonné par ses gé-
néraux. Ils ont tous dit pour se justifier :
— Je servais mon pays, je le sers encore, je
n'appartiens qu'à lui.
Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur
épée à cette époque en disant :
106 JOURNAL d'un voyageur
— Je servais cet homme, je ne servirai plus
le pays qui l'abandonne.
La postérité les admire et condamne les autres.
A qui donc appartient le militaire ? au pays ou
ou souverain du moment? Il serait assez urgent
de régler ce point, car il peut arriver à chaque
instant que le devoir du soldat soit de résister
à Tordre de la patrie, ou de manquer à la loi
d'obéissance mihtaire par amour du pays. Rien
n'engage en ce moment le soldat envers la repu-
blique; il ne Ta pas légalement acceptée. Avez-
vous la parole des généraux? Je ne sache pas
qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement
ignore probablement s'il se propose de continuer
la guerre pour délivrer la France ou pour y ra
mener- l'empire au moyen d'un pacte avec la
Prusse.
Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un
casuiste. Il semble que le meilleur de tous serait
celui qui ne se permettrait aucune opinion, qui
ne subirait aucune influence, et qui, faisant de
sa parole l'unique loi de sa conscience, ne cédé-
PENDANT LA GUERRE 10
rait devant aucune éventualité. Si Bazaine sp.
croit lié à son empereur et non à son pays, il
prétendra qu'il peut tourner son épée contre un
pays jqui repousse son empereur. Je ne vois paô
qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu
s'assurer de lui, puisqu'il est maître absolu dans
une place assiégée où il peut faire la paix ou
la guerre" sans savoir si la république existé, si
elle représente la volonté de la France. S'il a
l'âme d'un héros, il se laissera emporter par le
souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour
du pays, par la fierté patriotique ; sinon, un de
ces matinsj il se rendra en disant comme son
maître à Sedan :
— Je suis las.
Ou il fera une brillante sortie au cri de « mort
à la république ! » Et s'il avait la chance de ga-
gner quelque grande victoire sur l'Allemagne,
que ferait la république ? Elle a cru l'avoir dans
ses intérêts, parce qu'elle a désiré lui voir pren-
dre le commandement, parce qu'elle a placé en
lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la
108 JOURNAL d'un voyageur
trahit; mais je suppose qu'il délivre la France.
Comment sortir de cette impasse? Nous bat-
trions-nous contre ces soldats qui battraient
l'étranger ? y aurait-il un gouvernement pour les
mettre hors la loi et les accuser de trahison?
Notre situation est réellement sans issue, à
moins d'un miracle. Nous nous appuyons pour la
défense du sol sur des forces encore considéra-
bles, mais qui combattent l'ennemi commun sous
des drapeaux différents, et qui ne comptent pas
du tout les abandonner après la guerre. Le gou-
Temement a fait appel à tous, il le devait ; mais
a-t-il espéré réussir sans armée à lui, avec des
armées qui lui sont hostiles, et qui ne s'enten-
dent point entre elles ? Ceci ressemble à la fin
d'un monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser,
ne pas voir, ne pas comprendre. Heureux ceux
dont l'imagination surexcitée repousse l'évidence
et se distrait avec des discussions de noms pro-
pres ! Je remercierais Dieu de me délivrer de la
réflexion ; au moins je pourrais dormir.. Ne pas
dormir est le supplice du temps. Quand la fati-
PENDANT LA GUERRK 109
gue remporte, on se raconte le matin les rêves
atroces ou insensés qu'on a faits.
îi octobre.
Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans ;
mais ils y entreront quand ils voudront, ils ont
fait la place nette. Le général La Motte rouge est
battu et privé de son commandement pour avoir
manqué de résolution, disent les uns, pour avoir
manqué de munitions, disent les autres. Si on
déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est
pas fini I
1 5 octobre.
Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de
nous; tout se désorganise. Je suis étonnée de la
tranquillité qui règne ici. La province consternée
se gouverne toute seule par habitude.
110 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
Dimanche IG. .
J'aurais voulu tenir un journal des événements ;
mais il faudrait savoir la vérité, et c'est souvent
impossible. Les rares et courts journaux qui nous
parviennent se font la guerre entre eux et se con-
tredisent ouvertement :
— Les mobiles sont des braves.
— Non, les mobiles faiblissent partout.
— Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche
pied.
— Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!
Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes,
sans pain, sans chaussures, sans vêtements ei
sans abri, ne peut pas résister à une armée
pourvue de tout et bien commandée.
On agite beaucoup la question suivante, et on
nous rapporte fidèlement, de auditu^ l'opinion de
M. Gambetta.
— L'armée régulière est détruite, démora-
lisée, perdue; elle ne nous sauvera pas C'est
PENDANT LA GUERRE 111
de Vêlement civil que nous viendra la victoire,
c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut ap-
peler et encourager.
La question est fort douteuse, et, si d'avance
elle est résolue, elle devient inquiétante au der-
nier degré. On peut improviser des soldats dans
une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un
certain point; mais leur faire jouer le rôle de la
troupe exercée au métier et endurcie à la fatigue,
c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les
malades encombrent les ambulances. On parle
d'organiser une Vendée dans toute la France.
Organise-t-on le désordre? Ces résultats fruc-
tueux que suscitent parfois des combinaisons
illogiques s'improvisent et ne se décrètent pas.
M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du
Bocage et sur la page historique dont il a été le
théâtre ; mais recommencer en grand ces choses
et les opposer à la tactique prussienne, c'est un
véritable enfantillage. On assure que M. Gam-
betta est un habile organisateur ; qu'il réorganise
donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un
112 JOURNAL DON VOYAGEUR
instrument hors de service, alors que tout lui
manque ou la trahit ! Si Ton veut introduire des
catégories, scinder l'élément civil et l'élément
militaire, froisser les amours-propres, réveiller
les passions politiques, je ne dis pas à la veille,
mais au beau milieu des combats, j'ai bien peur
que nous ne soyons perdus sans retour.
Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que
nos dictateurs de Tours sont infatués d'un opti-
misme effrayant. Je ne veux pas croire encore
qu'il soit insensé... Quelquefois une grande obsti-
nation fait des miracles. Qui se refuse à espérer
quand on sent en soi la volonté du sacrifice?
Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons ?
On avoue que nous en avons qui tirent un coup
pendant que ceux de l'ennemi en tirent dix.
— En fait-on au moins ?
— On dit qu'on en fait beaucoup. Nous savons,
hélas I qu'on en fait fort peu.
— En fait-on de pareils à ceux des Prussiens ?
— On ne peut pas en faire.
— Alors nous serons toujours battus?
PENDANT LA GUERRE 113
— Non ! nous avons l'élément civil, une arme
morale que les étrangers n'ont pas.
— Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément,
leur arme est à deux tranchants, militaire et ci*
vile en même temps.
— On le sait; mais le moral de la France!
Oh ! soit ! Croyons encore à sa virilité, à sa
spontanéité, à ses grandes inspirations de soli-
darité ; mais, si nous ne les voyons pas se pro-
duire, puisons notre courage dans un autre espoir
que celui de la lutte. Après la résistance que
l'honneur commande, aspirons à la paix et ne
croyons pas que la France soit avilie et perdue
parce qu'elle ne sait plus faire la guerre. Je vois
la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et
je ne m'habitue pas à voir couler le sang ; mais
il y a une heure où la femme a raison, c'est
quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien
des raisons profondes et sérieuses pour se con-
soler.
Pour faire de l'homme une excellente machine
de combat, il faut lui retirer une partie de ce
114 JOURNAL d'un voyageur
qui le fait homme. « Quand Jupiter réduit
rhomme à la servitude, il lui enlève une moitié
de son âme. » L'état militaire est une servitude
brutale qui depuis longtemps répugne à notre
civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies
de guerre, le dernier règne était si bien englué
dans les douceurs de la vie, qu'il avait laissé
pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne
s'en doutait pas. Le jour où, au milieu des géné-
raux et des troupes de sa façon, Napoléon III vit
son erreur, il fut pris de découragement, et ce
ne fut pas le souverain, ce fut l'homme qui
abdiqua.
Les douceurs de la vie comme ce règne les a
goûtées, c'était l'œuvre d'une civilisation très-
corrompue; mais la civilisation, qui est l'ouvrage
des nations intelligentes, n'est pas responsable
de l'abus qu'on fait d'elle. La moralité y puise
tout ce dont elle a besoin ; la science, l'art, les
grandes industries, l'élégance et le charme des
bonnes mœurs ne peuvent se passer d'elle.
Soyons donc fiers d'être le plus civilisé des
PENDANT LA GUERRE 115
peuples, et acceptons les conditions de notre
développement. Jamais la guerre ne sera un
instrument de vie, puisqu'elle est la science de
la destruction; croire qu'on peut la supprimer
n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des
peuples n'est pas si loin qu'on croit de se réa-
liser. Ce sera peut-être l'œuvre du xx« siècle.
On nous dit que le colosse du Nord nous
menace. A jamais, non! Aujourd'hui il nous
écrase la poitrine, mais il ne peut rien sur notre
âme. On peut être lourd comme une montagne
et peser fort peu dans la balance des destinées.
En ce moment, l'Allemagne s'affirme comme
pesanteur spécifique, comme force brutale, —
tranchons le mot, comme barbarie. Sur quelque
mode éclatant qu'elle chante ses victoires, elle
n'élèvera que des arcs de triomphe qui marque-
ront sa décadence. Au front de ses monuments
nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire
guerre à mort à la civilisation ! noble Alle-
magne, quelle tache pour toi que cette gloire I
L'Allemand est désormais le plus beau soldat de
116 JOURNAL d'un voyageur
l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus
abruti des citoyens du monde ; il représente l'âge
de bronze ; il tue la France, sa sœur et sa fille ;
il l'égorgé, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus
honteux, il la vole ! Chaque officier de cette belle
armée, orgueil du nouvel empire prussien, est
un industriel de grande route qui emballe des
pianos et des pendules à l'adresse de sa famille
attendrie !
Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi
que nous avons agi chez eux; nous y avons mis
moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme,
voilà tout. — C'est déjà quelque chose, mais nous
n'en avons pas moins à rougir d'avoir été
hommes de guerre à ce point-là. Si quelque
chose peut nous réhabiliter, c'est de ne plus
l'être, c'est de ne plus savoir obéir à la fantaisie
belliqueuse de nos princes. Nous avons encore
l'élan du courage, la folie des armes, la tradition
des charges à la baïonnette. Nous savons encore
faire beaucoup de mal quand on nous touche ;
nous pourrions dire aux Allemands :
PENDANT LA GUERRE 117
« — Supprimons les canons, prenez-nous corps
à corps, et vous verrez ! Mais vous ne vous y ris-
quez plus, vous reculez devant l'arme des braves,
vous avez vos machines, et nous ne les avons
pas; nous faisons la guerre selon l'inspiration du
point d'honneur, nous ne sommes pas capables
de nous y préparer pendant vingt ans; nous
sommes si incapables de haïr ! On nous surprend
comme des enfants sans rancune qui dorment la
nuit parce qu'ils ont besoin d'oublier la colère
du combat. Nous tombons dans tous les pièges ;
notre insouciance, notre manque de prévision,
nos désastres, vous ne les comprenez pas ! Vous
les comprendrez plus tard, quand vous aurez
effacé la tache de vos victoires par le remords de
les avoir remportées. Vous pénétrerez un jour
l'énigme de notre destinée, quand vous passerez
à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour
devenir des hommes. Nous ne le sommes pas
encore, nous qui, depuis un siècle, souffrons
tous les maux des révolutions; mais voici que,
grâce à vous, nous allons le devenir plus vite,
7.
118 JOURNAL d'un voyageur
et vous rougirez alors d'avoir porté la main sur
la grande victime ! Encore un siècle, et vous
serez honteux d'avoir servi de marchepied à
l'ambition personnelle. Vous direz de vous-
mêmes ce que nous disons de notre passé :
« — La folie du .génie militaire nous a dé-
chaînés sur l'Europe, et nous avons été asservis.
Nous avons , de nos propres mains, creusé les
abîmes, et nous y sommes tombés.
Mais nous nous relèverons avant toi, fière
' Allemagne ! Dût cette guerre, pour laquelle évi-
demment nous ne sommes pas prêts, aboutir à
un désastre matériel immense, nos cœurs s'y
retremperont, et plus que jamais nous aurons
soif de dignité,, de lumière et de justice. Elle
nous laissera sans doute irrités et troublés ; les
questions politiques et sociales s'agiteront peut-
être tumultueusement encore. C'est précisément
en cela que nous vous serons supérieurs, sujets
obéissants, militaires accomplis ! et que cette
âme française éprise d'idéal, luttant pour lui
jusque sous l'écrasement du fait, ' offrira au
PENDANT LA GUERRE 119
monde un spectacle que vous ne sauriez com-
prendre aujourd'hui, mais que vous admirerez
quand vous serez dignes d'en donner un sem-
blable.
Allez, bons serviteurs des princes, admirables
espions, pillards émérites, modèles de toutes
les vertus militaires, levez la tête et menacez
l'avenir ! Vous voilà ivres de nos malheurs et de
notre vin, gras de nos vivres, riches de nos dé-
pouilles ! Quelles ovations vous attendent chez
vous quand vous y rentrerez tachés de sang,
souillés de rapts! Quelle belle campagne vous
aurez faite contre un peuple en révolution, que
de longue date vous saviez hors d'état de se
défendre ! L'Europe, qui vous craignait, va com-
mencer à vous haïr ! Quel bonheur ce sera pour
vous d'inspirer partout la méfiance et de devenir
l'ennemi commun contre lequel elle se ligue
peut-être déjà en silence !
Mais quel réveil vous attend, si vous pour-
suivez l'idéal stupide et grossier du caporalisme,
disons mieux, du krupisme! Pauvre Allemagne .
120 JOURNAL d'un voyageur
des savants, des philosophes et des artistes,
Allemagne de Goethe et de Beethoven! Quelle
chute, quelle honte ! Tu entres aujourd'hui dans
l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te re-
nouvelles dans l'expiation qui s'appelle 89 !
Lundi 17 octobre.
Le froid se déclare, et nous entrons en cam-
pagne. Pourvu qu'après la chaleur exception
nelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce!
Ils auront aussi froid que nous, disent les opti-
mistes ; c'est une erreur : ils sont physiquement
plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces
habitudes, notre bien-être ne leur est pas né-
cessaire. L'Allemand du nord est bien plus près
que nous de la vie sauvage. Il n'est pas nerveux,
il n'a que des muscles ; il a l'éducation militaire,
qui nous a trop manqué. Il pense moins, il souf-
frira moins.
Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-
Beuvron. On a peur ici, et c'est bien permis, on
PENDANT LA GUERRE 121
a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir
à se battre. Les vieillards, les enfants et les
femmes resteront comme la part du feu ! Et puis
elle est toute française, cette terreur qui suit
l'imprévoyance ; elle n'est même pas bien pro-
fonde. Nous ne pouvons pas croire qu'on haïsse
et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même
j'ai besoin de faire un effort de raison pour m'ef-
frayer de l'approche de ces hommes que je ne
hais point. J'ai besoin de me rappeler que la
guerre enivre, et qu'un soldat en campagne n'est
pas un être jouissant de ses facultés habituelles.
On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou
cupides, que les vrais Allemands ne le sont
même pas du tout et demandent qu'on ne les
confonde pas avec les Prussiens, tous voleurs!
Vous réclamez en vain, bonnes gens ; vous ou-
bliez qu'il n'y a plus d'Allemagne, que vous êtes
Prussiens, solidaires de toutes leurs exactions,
puisque vous allez en profiter, et que dans cette
guerre vous êtes pour nous non pas des Badois,
des Bavarois, des Wurtembergcois, mais à tout
122 JOURNAL d'un voyageur
jamais, dans la réprobation du présent et la lé-
gende de l'avenir, des Prussiens, bien et dûment
sujets du roi de Prusse! Vous ne reprendrez
plus votre nom ; allez ! c'en est fait de votre na*
tionalité comme de votre honneur. Le châtiment
commence !
Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à
Paris, dont les Prussiens ont maintenant la clef.
Je me commande ici une robe qui fera peut-être
son temps sur les épaules d'une Allemande, car
ils volent aussi des vêtements et des chaussures
pour leurs femmes, ces parfaits militaires !
Mardi 18 octobre.
Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'au-
tre. Depuis les pauvres troupes espagnoles que
j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de
Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel
état de misère et de dénûment. Leurs chevaux
sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les
hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont
PENDANT LA GUERRE 123
presque tous déserté avant Sedan. Ils sont tous
grands et forts, et ne paraissent point lâches.
On les aura laissés manquer de pain et de muni-
tions. Le désordre était tel qu'on ne sait plus si
on a le droit de mépriser les fuyards. Malheu-
reusement ce désordre continue.
Mercredi 19.
Depuis deux jours, nous sommes sans nou-
velles de notre armée de la Loire. Est-elle anéan-
tie ? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait
existé!
Jeudi 20.
Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec
elle ; c'est une promenade pour mes petites-^
filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit
au moment où elle se dépouille: il y a des touffes
de végétation invraisemblable au milieu des
massifs dénudés. A Ghavy, nous descendons de
124 JOURNAL d'un voyageur
voilure pour ramasser de petits champignons
roses sur la pelouse naturelle, cette pelouse des
lisières champêtres qu'aucun jardinier ne réali-
sera jamais ; il y faut la petite dent des moutons,
le petit pied des pastours et le grand air libre.
L'herbe n'y est jamais ni longue ni flétrie. Elle
adhère au sol comme un tapis éternellement
vert et velouté. Nous, faisons là et plus haut,
dans les prés du Coudray, une abondante récolte.
Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'œil la
nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux
à la voiture, je dors dix minutes sur un fau-
teuil. Il paraît que c'est assez, je suis complète-
ment reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'ho-
rizon monte une gigantesque forteresse crénelée,
les nuages qui la forment ont la couleur et
l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument
d'un rayonnement insoutenable. — Un bout de
journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A Pa-
laiseau, le docteur Morère aurait lue quatre
Prussiens à coups de revolver et aurait été
pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.
PENDANT LA GUERRE 125
Vendredi 22 octobre.
Trois lettres de Paris par ballon ! Enfin, chers
amis, soyez bénis ! Ils vivent, ils n'y a pas de
malheur particulier sur eux. Ils sont résolus et
confiants, ils ne souffrent de rien matériellement ;
mais ils souffrent le martyre dé n'avoir pas de
nouvelles de leurs absents. L'un nous demande
où est sa femme, l'autre où est sa fille ; chacun
croyait avoir mis en sûreté les objets de sa ten-
dresse, et l'ennemi a tout envahi ; comment se
retrouver, comment correspondre? Nous écri-
rons partout, nous essayerons tous les moyens.
Quelle dispersion effrayante ! que de vides nous
trouverons dans nos affections ! — Encore une
fois, qu'ils soient bénis de nous donner quelque
chose à faire pour eux !
On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le
moment ; il lui plaît de nous laisser tranquilles,
car les chemins sont libres, il n'y a pas ou il
n'y a plus d'armée entre lui et nous ; on vit au
126 JOURNAL d'un voyageur
jour le jour. Le danger ne cause pas d'abatte
ment, on serait honteux d'être en sûreté quand
les autres sont dans le péril et le malheur. Mon
pauvre Morère ! sa belle figure pâle me suit par-
tout; la nuit, je vois àes yeux clairs fixés sur
moi. C'était un ami excellent, un habile méde-
cin, un homme de résolution, d'activité, de cou-
rage ; agile, infatigable, il était plus jeune avec
ces cheveux blancs que ne le sont les jeunes
d'aujourd'hui. Je le vois et je l'entends encore
à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous admi-
rions la netteté de son jugement, l'éner gie de
ses traits et de sa parole. Le soir, on se recon-
duisait par les ruelles désertes de ce joli village,
et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où
Ton entendait les pas de l'ami qui vous quittait
résonner sur le gravier du chemin. Dans le beau
silence du soir, on résumait tranquillement les
idées qu'on avait échangées avec animation. On
pensait quelquefois aux Allemands; on parlait
de leurs travaux, on s'intéressait à leur mou-
vement intellectuel. Que l'on était loin de Voir
PENDANT LA GUERRE 127
en eux des ennemis! Comme la porte eût été
ouverte avec joie à un botaniste errant dans la
campagne ! Comme on lui eût indiqué avec
plaisir les gîtes connus des plantes intéres-
santes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait
être un espion, venant étudier les plis du terrain
pour y placer des batteries ou pour prendre les
habitants par surprise ! et pourtant la carte des
moindres localités était peut-être déjà dressée,
car ils ont étudié la France comme une proie
que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-
être aussi bien que moi le sentier perdu dans
les bois où je me flattais de surprendre l'éclosion
d'une primevère connue de moi seule. — Je me
souviens d'avoir eu de saintes colères en trou-
vant bouleversés par des enfants certains recoins
que j'espérais conserver vierges de dégâts. Jt
m'indignais contre l'esprit de dévastation de
l'enfance. Pauvres enfants, quelle calomnie! —
Et à présent ce charmant pays est sans doute
ravagé de fond en comble, puisque Morère...
Mon fils me trouve navrée et me dit qu'il ne
128 JOURNAL d'un voyageur
faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure
qu'il est ; il a peut-être raison !
Samedi 22 octobre.
Promenade aux Couperies et au gué de Roche
avec ma 'belle-fille et nos deux petites; elles
font plus d'une lieue à pied. Le temps est déli-
cieux. Ce ravin est fin et mignon. La rivière s'y
encaisse le long d'une coupure à pic, les arbres
de la rive apportent leurs tètes au rez du sen-
tier que nous suivons. On tient la main des pe-
tites, qui voudraient bien, que nous devrions
bien laisser marcher seules. Dans mon enfance,
on nous disait :
— Marche.
Et nous risquions de rouler en bas. Nous ne
roulions pas et nous n'avons pas connu le ver-
tige ; mais je n'ai pas le même courage pour ces
chers êtres qui ont pris une si grande place dans
notre vie. On aime à présent les enfants comme
m ne les aimait pas autrefois. On s'en occupe
PENDANT LA GUERRE 129
sans cesse, on les met dans tout avec soi à toute
heure, on n'a d'autre souci que de les rendre
heureux. C'est sans doute encore une supériorité
des Prussiens sur nous d'être durs à leurs petits
comme à eux-mêmes. Les loups sont plus durs
encore, supérieurs par conséquent aux races
militaires et conquérantes. J'avoue pourtant
qu'à certains égards nous avons pris en France
la puérilité pour la tendresse, et que nous ten-
dions trop à nous efféminer. Notre sensibilité
morale a trop réagi sur le physique. Messieurs
les Prussiens vont nous corriger pour quelque
temps d'avoir été heureux, doux, aimables. Nous
organiserons des armées citoyennes, nous ap-
prendrons l'exercice à nos petits garçons, nous
trouverons bon que nos jeunes gens soient
tous soldats au besoin, qu'ils sachent faire des
étapes et coucher sur la dure, obéir et com-
mander. Ils y gagneront, pourvu qu'ils ne tom-
bent pas dans le caporalisme, qui serait mortel
à la nature particulière de leur intelligence,
et qui va faire des vides profonds dans les
130 JOURNAL d'un voyageur
intelligences prusso-allemandes. Pourtant ces
choses-là ne s'improvisent pas dans la situation
désespérée où nous sommes, et c'est avec un
profond déchirement de cœur que je vois partir
notre jeune monde, si frêle et si dorloté.
Ils partent, nos pauvres enfants ! ils veulent
partir, ils ont raison. Ils avaient horreur de l'état
militaire, ils songeaient à de tout autres pro-
fessions ; mais ils valent tout autant par le cœur
que ceux de 92, et à mesure que le danger ap-
proche, ils s'exaltent. Ceux qui étaient exemptés
par leur profession la quittent et refusent de
profiter de leur droit ; ceux que l'âge dispense
ou que le devoir immédiat retient parlent aussi
de se battre et attendent leur tour, les uns avec
impatience, les autres avec résignation. II en est
très-peu qui reculeraient, il n'y en a peut-être
pas. Tout cela ne ravive pas l'espérance ; on sent
que l'on manque d'armes et de direction. On
sent aussi que l'élément sédentaire, celui qui
produit et ménage pour l'élément militant, est
abandonné au hasard des circonstances. Il fau-
PENDANT LA GUERRE 131
drait que la France non envahie fût encouragée
et protégée pour être à même de secourir la
France envahie. On vote des impôts considéra-
bles, c'est très-juste, très-nécessaire; mais on
laisse tant d'intérêts en souffrance, on enlève
tant de bras au travail, qu'après une année de
récolte désastreuse et la suspension absolue des
affaires, on ne sait pas avec quoi on payera.
Le gouvernement de la défense semble con-
damné à tourner dans un cercle vicieux. Il es-
père improviser une armée ; il frappe du pied,
des légions sortent de terre. Il prend tout sans
choisir, il accepte sans prudence tous les dé-
vouements, il exige sans humanité tous les ser-
vices. Il a beaucoup trop d'hommes pour avoir
assez de soldats. Il dégarnit les ateliers, il laisse
la charrue oisive. Il établit l'impossibilité des
communications. Il semble qu'il ait des plans
gigantesques, à voir les mouvements de troupes
et de matériel qu'il opère ; mais le désordre est
effroyable, et il ne paraît pas s'en douter. Les
ordres qu'il donne ne peuvent pas être exécutés.
132 JOURNAL d'un voyageur
Le producteur est sacrifié au fournisseur, qui
ne fournit rien à temps, quand il fournit quelque
chose. Rien n'est préparé nulle part pour ré-
pondre aux besoins que Ton crée. Partout les
troupes arrivent à Timproviste ; partout elles
attendent, dans des situations critiques, les
moyens de transport et la nourriture. Après une
étape de dix longues lieues, elles restent souvent
pendant dix heures sous la pluie avant que le
pain leur soit distribué ; elles arrivent harassées
pour occuper des camps qui n'existent pas, ou
des gîtes déjà encombrés. Nulle part les ordres
ne sont transmis en temps opportun. L'adminis-
tration des chemins de fer est surmenée ; en cer-
tains endroits, on met dix heures pour faire dix
lieues ; le matériel manque, le personnel est in-
suffisant, les accidents sont de tous les jours.
Les autres moyens de transport deviennent de
plus en plus rares ; on ne peut plus échanger les
denrées. Tous les sacrifices sont demandés à la
fois, sans qu'on semble se douter que les uns
paralysent les autres. On s'agite démesurément.
PENDANT LA GUERRE 133
on n'avance pas, ou les résultats obtenus sont
reconnus tout à coup désastreux. L'action du
gouvernement ressemble à l'ordre qui serait
donné à tout un peuple de passer, à la fois sur
le même pont. La foule s'entasse, s'étouffe,
s'écrase, en attendant que le pont s'effondre.
A qui la faute ? Cette déroute générale pourrait-
elle être conjurée ? le sera-t-elle î Ne faudrait-il,
pour opérer ce miracle, que l'apparition d'un
génie de premier ordre ? Ce génie présidera-t-il
à notre salut? va-tril se manifester par des vic-
toires? Aurons-nous la joie d'avoir souffert pour
la délivrance de la patrie? Nos soldats d'hier
seront-ils demain des régiments d'élite ? S'il en
est ainsi, personne ne se plaindra ; mais si rien
n'est utilisé, si l'état présent se prolonge, nous
marchons à une catastrophe inévitable, et notre
pauvre Paris sera forcé de se rendre.
Dimanche 23 octobre.
Il pleut à verse. Les nouvelles sont insigni-
134 JOURNAL d'un voyageur
fiantes. Quand chaque jour n'apporte pas Tan-
nonce d'un nouveau désastre, on essaye d'es-
pérer. Les enfants qui partent volontairement
sont gais. Les ouvriers chantent et font le di-
manche au cabaret, comme si de rien n'était.
• Je tousse affreusement la nuit ; c'est du luxe,
je n'avais pas besoin de cette toux pour ne pas
dormir. Toute la ville se couche à dix heures.
Je prolonge la veillée avec mon ami Charles ;
nous causons jusqu'à minuit. Depuis plusieurs
années qu'il est aveugle, il a beaucoup acquis ; il
voit plus clair avec son cerveau qu'il n'a jamais
vu avec ses yeux. Cette lumière intérieure tourne
aisément à l'exaltation. Sur certains points, il est
optimiste ; je le suis devenue aussi en vieillis-
sant, mais autrement que lui. Je vois toujours
plus radieux l'horizon au delà de ma vie ; je ne
crois pas, comme lui, que nous touchions à des
événements heureux; je sens venir une crise
effroyable que rien ne peut détourner, la crise
sociale après la crise poHtique, et je rassemble
toutes les forces de mon âme pour me rattacher
PENDANT LA GUERRE 135
aux principes, en dépit des faits qui vont les
combattre et les obscurcir dans la plupart des
appréciations. Nous nous querellons un peu,
mon vieux ami et moi; mais la discussion ne
peut aller loin quand on désire les mêmes ré-
sultats. Nous réussissons à nous distraire en nous
reportant aux souvenirs des choses passées. On
ne peut toucher au présent sans se sentir relié
par mille racines plus ou moins apparentes au
temps que l'on a traversé ensemble. Nous nous
connaissons, lui et moi, depuis la première en-
fance ; nous nous sommes toujours connus, nos
familles, aujourd'hui disparues, étant étroite-
ment liées. Nous avons apprécié différemment
bien des personnes et des choses ; à présent ces
différences sont très-effacées, nous parlons de
tout et de tous avec le désintéressement de
l'expérience, qui est l'indulgence suprême.
4
Lundi 24.
Les Prussiens ne viennent pas de notre côté.
136 JOURNAL d'un voyageur
*
Ils vont tuer et brûler ailleurs, on appelle cela
de bonnes nouvelles ! Châteaudun est leur proie
d'aujourd'hui, et il paraît que nous ne pouvons
rien empêcher.
Mardi 25 octobre.
La pauvre Laure vient de s'éteindre sans souf-
frir, après une mort anticipée qui dure depuis
deux mois. C'est une autre manière d'être vic-
time de l'invasion. Gravement atteinte, elle a dû
fuir avec sa famille, faire un voyage impossible
avec une courte avance sur les Prussiens, arri-
ver ici brisée, mourante, tomber sur un lit sans
savoir qu'elle était de retour dans son pays, y
languir plusieurs semaines sans se rendre compte
des événements qu'il n'était pas difficile de lui
cacher, s'endormir enfin sans partager nos an-
goisses, qui dès le début l'avaient mortellement
frappée au cœur. Elle avait le patriotisme ardent
des âmes généreuses; le rapide progrès de nos
malheurs n'était pas nécessaire pour la tuer.
PENDANT LA GUERRE 137
Nous recevons de bonnes lettres de Paris ; ils
sont là-bas pleins d'espoir et de courage. Les
plus paisibles sont belliqueux; qu'on nous
pousse donc en avant, vite à leurs secours ! 11
semble aujourd'hui que la lutte s'engage, et on
parle de quelques avantages remportés. On loue
Ventrain {sic) de nos mobiles. Le gouvernement a
l'air de compter sur la victoire. Il nous la promet. .
Mercredi 26.
Très-mauvaises nouvelles ! Ils brûlent, ils font
le ravage, ils s'étendent; nous sommes partout
inférieurs en nombre devant eux, et nous som-
mes engorgés de troupes qui sont partout où l'on
ne se bat pas ! L'artillerie nous foudroie ; nous
faisons trois pas, nous reculons de douze. —
Aujourd'hui nous avons conduit notre pauvre
Laure au cimetière. Les nuages rampent sur la
terre incolore et détrempée. Atroce journée,
chagrin affreux! je n'essaye même pas d'avoir du
courage.
138 JOURNAL d'un voyageur
Jendi 27.
Il pleut à verse, on fait des vœux pour que la
Loire déborde, pour que Tennemi souffre et que
ses canons s'embourbent; mais nos pauvres sol-
dats en souffriront-ils moins, et nos canons en
marcheront-ils mieux? Que c'est stupide, la
guerre !
28.
Propos sans utilité, discussions et commen-
taires sans issue, tour de Babel ! L'ennemi est à
Gien ; il ne pense ni ne cause, lui : il avance,
29, 30, 31 octobre.
Rien qui ranime l'espoir; trop de décrets,
de circulaires, de phrases stimulantes, froides
comme la mort.
1«» novembre.
■
Pe pire en pire ! On nous annonce la reddi-
PENDANT LA GUERRE 139
tion de Metz ; le gouvernement nous la présente
sans détour comme une trahison infâme ; c'est
aller un peu vite. Attendons les détails, si on
nous en donne. Quelqu'un qui a vu de près le
maréchal Bazaine en Afrique nous le définit ainsi :
— Dans le bien et dans le mal, capable de tout
D'autres personnes assurent qu'au Mexique
il n'avait d'autre pensée que celle de se faire
proclamer empereur! Il est par terre, on l'é-
crase; hier c'était un héros, le sauveur de la
France. Ce sera un grand procès historique à ju-
ger plus tard. Ce qui est incompréhensible en
ce moment, c'est la brusque transition opérée
dans le langage de ceux qui renseignent et veu-
lent diriger l'opinion publique, et qui d'une
heure à l'autre la font passer d'une confiance
sans bornes à un mépris sans appel. Il y a quel-
ques jours, des doutes s'étaient répandus; il
nous fut enjoint de les repousser comme des
manœuvres des ennemis de la république et du
pays. Ce matin, le gouvernement en personne
voue le trattre à l'exécration de l'univers. Cela
UO JOURNAL d'un voyageur
nous bouleverse et me paraît bien étrange, à
moi. Gomment le ministre de la guerre n'a-t-il
rien su des dispositions de Bazaine à Tégard de
la république? S'il les savait douteuses, pour-
quoi a-t-il affiché la confiance î Je ne veux pas
encore le dire tout haut, il ne faut pas se fier à
son propre découragement, mais malgré moi je
me dis tout bas :
— Qui trompe-t'On ici ?
Il n'était pas impossible d'avoir des nouvelles
de Metz. J'ai reçu dernièrement un petit feuillet
de papier à cigarettes qui me rassurait sur le
sort du respectable savant M. Terquem, et qui
était bien écrit de sa main :
« Nous ne manquons de rien, nous allons très-
bien, quoique sans clocher depuis quinze jours. »
La famine ne se fait pas tout d'un coup dans
une place assiégée. On a pu la voir venir, on a
dû la prévoir. Hier on la niait, et, au moment où
Bazaine la déclare, on la nie encore. J'ai une ter-
reur affreuse qu'il ne se passe à Paris quelque
chose d'analogue, si Paris est forcé de capituler.
PENDANT LA GUERRE 141
Si la disette se fait, on la cachera le plus long-
temps possible pour ne pae alarmer la popula-
tion ou dans la crainte d'être accusé de lassi
tude, et tout à coup il faudra bien avouer. Peut-
être alors la population sera-t-elle exaspérée
jusqu'à la haine ! La colère est injuste. On ira
trop loin, comme on va peut-être trop loin pour
Bazaine. J'ai peur que le système du gouverne-
ment de Paris ne soit de cacher à la province
ses défaillances, et que celui du gouvernement
de la province ne soit de communiquer à Paris
ses illusions. Dans tous les cas, ce qui se passe à
Metz s'explique par les mouvements logiques du
cœur humain. Dans le danger commun, per-
sonne ne veut faiblir ; on s'excite, on s'exalte,
on ne veut pas croire qu'il soit possible de suc-
r
comber. La prévoyance semble un crime. Il y a
ivresse, le fait brutal arrive, et le premier qui
le constate est lapidé. Personne ne veut s'en
prendre à la destinée, personne ne veut avoir
été vaincu. Il faut trouver des lâches, des traî-
tres, des agents visibles de la fatalité. La justice
1&2 JOURNAL d'un voyageur
se fait plus tard; elle sera bien sévère, si cet
homme ne peut se disculper!
Nous allons nous promener à Vâvres pour
faire marcher nos enfants. Je cueille un bouquet
rustique dans les buissons du jardin de mon
pauvre Malgache. Je ne vais jamais là sans le
voir et l'entendre. Il n'y a pas une heure dans
sa vie où il ait seulement pressenti les désastres
que nous contemplons aujourd'hui. Heureux
ceux qui n'ont pas vécu jusqu'à nos jours!
Mercredi 2 novembre.
Bonnes lettres de mes amis de Paris. Ma pe-
tite-fille Gabrielle sait dire par ballon monté, et
elle m'éveille en me remettant ces chers petits
papiers, qui me font vivre toute la journée.
Nous allons au Coudray. Je regarde Nohant
avec avidité. L'épidémie se ralentit ; dans quel-
ques jours, j'irai seule essayer l'atmosphère. Je
prends quelques livres dans la bibliothèque du
Coudray. Est-ce que je pourrai lire ? Je ne crois
PENDANT LA GUERRE 143
pas. Il fait très-froid ; nous n'avons pas d'au-
tomne. Gomme nos soldats vont souffrir !
Jeudi 3.
On ne parle que de Bazaine. On Taccuse, on
le défend. Je ne crois pas à un marché, ce serait
hideux. Non, je ne peux pas croire cela; mais,
d'après ce que Ton raconte, je crois voir qu'il a
espéré s'emparer des destinées de la France, y
tenir le premier rôle, qu'à cet effet il a voulu né-
gocier, et qu'il a gratuitement perdu une partie
mal jouée. Pourtant que sait-on des motifs de
son découragement? Quelles étaient ses res-
sources ? Le gouvernement est-il éclairé à fond î
Il passe outre, sans insister sur ses accusations,
sans les rétracter. M. Gambetta a une manière
vague et violente de dire les choses qui ne porte
pas la persuasion dans les esprits équitables.
J'ai lu de très-beaux et bons discours de l'ora-
teur ; le publiciste est déplorable. Il est verbeux
et obscur, son enthousiasme a l'expression vul-
\kll JOURNAL D^UN VOYAGEUR
gaire, c*est la rengaine emphatique dans toute sa
platitude. Un homme investi d'une mission su-
blime et désespérée devrait être si original, si
net, si ému ! On dirait qu'en voulant se faire po-
pulaire il ait perdu toute individualité. Cette dé-
convenue, qui m'atteint depuis quelques jours
en lisant ses circulaires, si ardemment attendues
et si servilement admirées, ajoute un poids
énorme à ma tristesse et à mon inquiétude. N'a-
voir pas de talent, pas de feu, pas d'inspiration
en de telles circonstances, c'est être bien au-
dessous de son rôle! Est-il organisateur, comme
on le dit? Qu'il agisse et qu'il se taise. Et si,
pour mettre le comble à nos infortunes, il était
incapable et de nous organiser et de nous éclai-
rer ! Avec la reddition de Metz, nous voilà sans
armée ; avec un dictateur sans génie , nous voilà
sans gouvernement !
4 novembre.
Dans beaucoup do lettres que je reçois, de pa-
PENDANT LA GUERRE 145
rôles que j'entends, de journaux que je lis, c'est
l'exaltation qui domine : mauvais symptôme à
mes yeux ; l'exaltation est un état exceptionnel
qui doit subir la réaction d'un immense décou-
ragement. On invoque les souvenirs de 92 ; on
les invoque trop, et c'est à tort et à travers
qu'on s'y reporte. La situation est aujourd'hui
l'opposé complet de ce qu'elle était alors. Le
peuple voulait la guerre et la république ; au-
jourd'hui il ne veut ni l'une ni l'autre. Villes et
campagnes marchaient ensemble ; aujourd'hui la
campagne fait sa protestation à part, et le peuple
plus ardent des villes ne l'influence dans au-
cun sens. Si nous sommes déjà loin, sous ce
rapport, de 1848, combien plus nous le sommes
de 92!
Ceux qui croient que l'élan de cette grande
époque peut se produire aujourd'hui par les
mêmes moyens sont dans une erreur profonde.
Les conditions sont trop dissemblables. On ne
peut pas ne point tenir compte du fatal progrès
matériel qui s'est accompli dans l'industrie du
146 JOURNAL d'un voyageur
meurtre, des armes de destruction et de la
science militaire qu'on nous oppose. En outre la
discipline est une chose morte chez nous. L'o-
béissance passive semble incompatible avec le
progrès que chacun a fiiit dans le sentiment de
la possession de soi-même. Les soldats veulent
être bien soignés et bien commandés; ils ne
veulent plus mourir sans but et sans utilité.
Quelques-uns abusent de ce droit jusqu'à la ré-
volte ou à la désertion; le grand nombre fait
bravement son devoir, mais il comprend les
fautes des chefs, il s'Indigne des souffrances
gratuites que Tincurie, la scélératesse ou le dé-
sordre des intendances lui inflige. Il est aussi
patient, aussi résigné que possible, et fournit à
chaque page de cette lamentable histoire de nos
revers des preuves de sa réelle vertu patriotique ;
mais il ne fait pas les miracles du temps passé
et il ne les fera plus. Il n'a plus la foi aveugle ; il
est entré dans la phase du libre examen.
Voilà ce que les exaltés ne veulent pas com-
prendre. Ils ne tiennent compte d'aucune dif-
PENDANT LA GUERRE 147
férence ; ils repoussent avec une colère maladive
tout examen historique, toute déduction philo-
sophique, si élémentaire qu'elle Boit. On pour-
rait dire des républicains d'aujourd'hui qu'ils
sont comme les royalistes de la Restauration : ils
n'ont rien oublié et rien appris, Quelques-uns
s'en font gloire, ce sont de véritables enfants en
philosophie, quoique d'ailleurs gens de cœur et
d'esprit. J'en sais même qui sont hommes de
mérite, d'étude et de discussion ingénieuse;
ceux-là deviennent forcément la proie d une ha-
bitude de paradoxe déplorable. On ne sait quoi
leur répondre, on ne sait s'ils parlent sérieuse-
ment; on les écoute avec stupeur. Us préten-
dent vouloir que l'homme soit complètement
libre, et que le vote du dernier idiot soit libre-
ment émis ; mais ils veulent en même temps que
les mesures dictatoriales soient acceptées sans
murmure, et ils repoussent l'idée d'en appeler
au suffrage universel dans les temps de crise.
On leur demande si la liberté n'est bonne que
quand il n'y a ri^n à faire pour elle. Ils ne peu-
148 JOURNAL d'un voyageur
vent répondre que par des sophismes ou par
des injures :
— Je vous trouve réactionnaire. — Vous aban-
donnez vos croyances.
Tout ce que je pense aujourd'hui, je l'ai pensé
en voyant s'écrouler la République de 48 après
les horribles journées de juin. Je ne me sentis
pas le cruel courage de dire la vérité aux vain-
cus; je n'avais plus d'autre mission, d'autre idée
que celle d'adoucir le sort de ceux qui voulaient
être sauvés du désastre, et je m'abstins de tout
reproche, de toute appréciation des fautes com-
mises ; maintenant ils parlent haut, ils sont puis-
sants, ils menacent. Je n'ai plus de raison pour
me taire avec eux. Ils me disent qu'au lieu d'ap-
précier et de juger au coin du feu leurs malheu-
heureux tâtonnements, je devrais écrire en l'hon-
neur du gouvernement de la République, chanter
apparemment les victoires que nous ne rempor-
tons pas, et fêter la prochaine délivrance que
rien ne fait espérer. .le n'ai qu'une réponse à
faire : je ne sais pas mentir; non-seulement ma
PENDANT LA GUERRE 149-
conscience s'y oppose, mais encore mon cer-
veau, mon inspiration du moment, ma plume.
Si mes réflexions écrites sont un danger devant
l'ennemi, je les laisserai en portefeuille jusqu'à
ce qu'il soit parti.
Mais ne pourrait-on s'éclairer entre soi, dis-
cuter et redresser au besoin son propre juge-
ment, sans dépit et sans fiel? — Impossible!
l'exaltation s'en mêle et on déraisonne.
Il n'est donc pas besoin de sortir du petit coin
où l'on est forcé de vivre pour voir au delà de
l'horizon ce qui se passe en France et même à
Paris, derrière les lignes prussiennes. Les uns
s'excitent fiévreusement à l'espérance, les autres
se sacrifient sans le moindre espoir de salut.
J'avoue qu^à ces derniers, que je crois les plus
méritants, je ne demanderai pas s'ils sont répu-
blicains : je trouve qu'ils le sont. Quant à ceux
qui prétendent accaparer l'expression républi-
caine et qui se montrent intolérants et irritables,
je commence à douter d'eux. Il y a longtemps
que leur manière d'entendre la démocratie et de
160 JOtJHNAL d'un voyageur
pratiquer la fraternité m'est un profond sujet de
tristesse.
Ici, je ne connais que des gens excellents,
très-honnétes et sincères Jusqu'à Tingénuité;
mais leur opinion, mal établie, composée d'élé-
ments de certitude mal. combinés, chauffée à
blanc par l'exaspération que nous cause à tous
le malheur commun, tourne à une véritable con-
fusion de principes. Naturellement on est trop
sous le coup de mauvaise» nouvelles pour rai-
sonner, et chacun laisse échapper le cri de son
cœur ou l'expression de son tempérament. Je
comprends cela, je l'excuse, j'en partage l'émo*-
tion ; rentrée en moi-même, je m'affecte autant
du mal intérieur qui nous ronge que des maux
dont la guerre nous accable.
Est-il vrai que la république Beule puisse
sauver la France ?
Oui, je le crois fermement encore, mais une
république constituée et réelle, consentie, dé-
fendue par une nation pénétrée de la grandeur
de ses institutions, jalouse de maintenir son
PENDANT LA GUERRE 151
indépendance au dedans comme au dehors. Ce
n'est pas là ce que nous avons. Nous acceptons,
nous tolérons une dictature que je ne veux pas
juger encore, qui répugne cependant à la majo-
rité des citoyens, par ce seul fait qu'elle est trop
prolongée et que le succès ne la justifie pas.
Que faire pourtant? Paris assiégé ne doit pas
changer son gouvernement, à moins que Ten*
nemi n'y consente, et je comprends qu'il en
coûte de le lui demander tant qu'on espère se
défendre... Mais quand on ne l'espérera plus?
On me crie qu'il ne faut pas supposer cela.
Voici où l'exaltation me parait funeste. Dans
toute situation raisonnable, ne faut-il pas exa**
miner le présent pour augurer de l'avenir ? Les
optimistes de parti pris et les pessimistes par
nature sont également condamnés à se tromper
toujours. Les solutions de la vie sont toujours
imprévues, toujours mêlées de bien et de mal,
toujours moins riantes et moins irréparables
qu'on ne les a envisagées; quand on est sur la
pente rapide d'un précipice, s'y jeter à corps
152 JOURNAL d'un voyageur
perdu, que ce soit vertige de terreur ou de témé-
rité, ne me paraît pas fort sage.. Il vaudrait
mieux tâcher de se retenir ou de couler douce-
ment au fond. Paris est peut-être pris du vertige
de Taudace à l'heure qu'il est. C'est beau, c'est
généreux ; mais n'est-ce pas la fière et mâle ex-
piation d'une immense faute commise au début?
Ne fallait-il pas, tout en acclamant la république
à l'Hôtel-de-Ville, demander à la France de la
proclamer? Elle l'eût fait en ce moment-là. Les
membres ne sont pas si éloignés du cœur qu'ils
résistent à son élan. On avait quelques jours
encore à employer avant l'investissement, et
on eût pu arrêter l'ennemi aux portes de Paris
en lui faisant des propositions au nom de la
France constituée. Il eût consenti à ce qu'elles
fussent ratifiées par le vote des provinces en-
vahies.
On n'avait pas le temps, dit-on ; il fallait pré-
parer la défense. Puisqu'on avait élu un gouver-
nement spécialement chargé de ce soin d'ur-
gence extrême, il fallait laisser le pays légal
PENDANT LA GUERRE 153
aviser au soin de ses destinées. Il y aurait eu
des formalités à abréger, des habitudes politiques
à modifier. Qui sait si nous ne serons pas forcés
plus tard de voter à plus court délai ? Il ne serait
pas mauvais, en tout état de cause, de corriger
les mortelles lenteurs de nos installations parle-
mentaires.
Nous voici donc livrés aux éventualités d'une
dictature jusqu'ici indécise dans ses moyens
d'action, mais qui peut devenir tyrannique et
insupportable au gré des événements. Nous ne
savons rien de ce que cette autorité sans con-
sécration légale nous réserve. Nous sommes sans
gouvernail dans la tempête, sans confiance par
conséquent, et dans cette situation d'esprit où
la foi aveugle est un héroïsme qui frise la folie.
On reproche aux républicains d'avoir fait de
la politique au lieu de faire réellement de la dé-
fense. Ce serait de la bien mauvaise politique,
même dans leur propre intérêt. Us auraient, pour
la vaine satisfaction de garder le pouvoir durant
quelques semaines, compromis à jamais leur
9.
t54 JouftNAii d'un voyaobur
influence et sapé leur autorité par la base. Je ne
les crois pas capables d'une telle ineptie; je
crois simplement qu'ils ont été surpris par les
événements, et que, dans une fièvre de patrio-
tisme, le gouvernement de Paris s'est dévoué,
sans espoir de vaincre, à la tâche de mourir.
Vous verrez, m'écrivent des pessimistes, que
ces hommes voudront prolonger la lutte pour
allonger leur rôle et occuper la scène à nos dé-
pens. Non, cela n'est pas possible. Ce serait un
crime, et je crois à leur honneur; mais j'avoue
qu'en principe le rôle qu'ils ont accepté est un
immense péril pour la liberté sans être une
garantie pour la délivrance, et que, sous pré-
texte de guerre aux Prussiens, beaucoup de
Français mauvais ou incapables peuvent satis-
faire leurs passions personnelles, ou nous jeter
dans les derniers périls. Du pouvoir personnel
qui nous a perdus, nous pouvons tomber dans
un pire; il suffirait qu'il fût égal en impré-
voyance et en incapacité pour nous achever. Il
y a un mot banal, insupportable, qui sort de
P8HDANT LA GUERRE 155
toutes les bouches et qui est le cri de détresse
de toutes les opinions :
,^ On est las» on est irrité de Fentendre, et on
se le dit à soi<^méme à Chaque instant* .
Cette anxiété augmente en moi quand je vois
des personnes exaltées donner raison d'avance à
toute usurpation de pouvoir qui nous conduirait
à la victoire sur l'ennemi du dehors et sur celui
du dedans. Sur le premier, soit; ici le succès
justifierait tout, puisque le succès seiiait la preuve
du génie d'organisation joint au courage moral
et au patriotisme persévérant. Attendons, aidons,
espérons 1 — Mais l'ennemi du dedans... D'abord
quel est-il aujourd'hui ? Gomme on ne s*entend
pas là^dessuBy il serait bien à propos de le dé*
finir.
Les uns me disent :
— L'ennemi de la république, c*est le parti -
rouge, ce sont les démagogues, les dubistes,
les émeutiers.
Cela est très^vagae. Parmi ces impatients^^ il
156 JOURNAL D UN VOYAGEUR
doit y avoir, comme dans tout partiy des hommes
généreux et braves, des bandits lâches et stu-
pides. C'est au peuple d'épurer les champions de
sa cause, de séparer le bon grain de l'ivraie;
s'il ne le fait pas, si les honnêtes gens se laissent
dominer par des exploiteurs, qu'on les contienne
durant quelques jours, leur égarement ne sera
pas de longue durée. Beaucoup d'entre eux ou-
vriront les yeux à l'évidence, et se déferont eux-
> mêmes de l'élément impur qui souillerait leur
drapeau. Ils reviendront, s'ils ont des plaintes
à formuler, aux moyens légaux ou aux manifes-
tations dignes et calmes, qui seules font autorité
vis-à-vis de l'opinion. Je me résoudrai difficile-
ment à traiter d'ennemis ceux que la violence
des réactions a qualifiés dHnsurgéSy de commu-
nisteSy de partageuXy selon [la peur ou la passion
du moment. Que ceux d'aujourd'hui se trompent
ou non, s'ils sont sincères et humains, ils sont
nos égaux, nos concitoyens, nos frères.
— Ils veulent piller et brûler, dites-vous?
— Prenez vos fusils et attendez-les ; mais il y a
PENDANT LA GUERRE 157
vingt ans qu'on les attend, il ne s'est produit que
des émeutes partielles où rien n'a été pillé ni brûlé
pour cause politique. S'il y a des bandits qui
exercent leur industrie sous le masque socialiste,
je ne leur fais pas l'honneur de les traiter d'en-
nemis. Les malheureux qui au bagne expient
des crimes envers l'humanité ne sont qualifiés
d'ennemis politiques par aucun parti. Laissons
donc aux enfants et aux bonnes femmes la peur
des rouges; on est roiÂge^ on est avancé^ et on
est paisible quand même. Si en dehors de cela
on est assassin, voleur ou fou furieux, qu'on
s'attende à se heurter contre des citoyens im-
provisés gendarmes. Il y en aura plus que de
besoin, et, s'il est un parti à qui la peur soit
permise, c'est justement ce parti rouge qui vous
fait trembler, car dans les réactions vous avez
bien vu les innocents payer par milliers pour les
coupables en fuite ou pour les provocateurs en
sûreté. — Honnêtes gens qui répétez cette bana-
lité : Les rouges nous menacent ! calmez-vous. Ils
sont bien plus menacés que vous, et ils con-
158 JOilRItAL D UN VOTAOBUR
stituetit en France une infime minorité dont
on aura partout raison à un moment donné.
Pourquoi la république» dirent les autres,
ferait^Ue cause commune avec un parti qu'elle
appelle aussi l'ennemi ? Ce parti-^là, les républi-
cains d'ai^ourd'hui l'appellent la réaction. Il
faut bien se servir encore de ce vocabulaire su*
ranné; quand donc^ hélas 1 en serons^nous dé*
barrasses ? Les réaotiùnmires se composent des
légitimistes, des orléanistes, des bonapartistes
et des cléricaux, qui sont ou légitimistes, ou
orléanistes ou bonapartistes, mais qui tiennent
tous plus ou moins pour le principe d'autorité
monarchique et i:eligieU6e. La prétendue réac*
tion, c'est donc toute une France par le nombre,
une majorité flottante entre les trois drapeaux
et prête à se rallier autour de celui qui lui of-
frira plus de sécurité, **- ce qui est prévoyant
et rassis, commerçant, ouvrier, industriel, fonc-
tionnaire, artiste, paysan. Q'est ce qu'on appelle
la masse des honnêtes gens^ c'est ce qu'il ne
faudrait qualifier ni d'honnête ni de malhonnête ;
PÉNÔAItT tA GtlteftRE 150
c*est la race calme ou craintive dont à mes yeux
le tort et le malheur sont de manquer d*idéâl
ou de 8*y refuser de parti pris, car tout Français
est idéaliste malgré lui. Dans le bien et le vrai,
comme dans le faux et le mauvais, tout Français
poursuit un rêve ef aspire à un progrès appro-
prié à sa nature ; tout Français se lasse vite du
possible immédiat et cherche vers l'inconnu tme
route plus sûre que celle qu'il a parcourue ;
tout Français veut être bien d'abord, mieux
ensuite et toujours mieux.
Mais personne ne se connaît, et les innom-
brables tempéraments qui se rattachent au main-
tien de Tordre à tout prix repoussent en prin-
cipe les innovations qu'ils cherchent en fait.
Pourquoi les traiter d'ennemis quand ils ne sont
que des attardés ? Si vous savez fonder une so-
ciété qui contienne les mauvaises ambitions
sans froisser les aspirations légitimes, vous ral-
lierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié ;
cela était possible au début de la révolution ac-
tuelle. Cet appel à tous au nom de la patrie en
160 JOURNAL d'un voyageur
danger a été noble et sincère. Le grand nombre
a marché, ne refusant ni sa bourse, ni son >
temps, ni sa vie ; mais l'inquiétude nous gagne,
les républiques sont soupçonneuses, et depuis
la capitulation de Metz nous voyons partout des
traîtres. C'est l'inévitable désespérance qui suit
les désastres; nous cherchons l'ennemi chez
nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la
république est fatalement entraînée à trouver des
résistances chaque jour plus prononcées, si elle
ne sauve pas le pays de l'invasion. Le pourra-
t-elle ? Dans tous les cas, accuser et soupçonner
est un mauvais moyen. Il faudrait nous en dé-
fendre de notre mieux, nous en défendre le plus
possible, ne pas nous constituer en parti ex-
clusif, ne pas établir dans chaque groupe une
petite église, ne pas faire de catégories de vain- '
queurs et de vaincus, car la victoire est capri-
cieuse, et nous serons peut-être avant peu les
vaincus de nos vaincus.
Est-ce que nous allons recommencer la guerre
des personnalités quand nous en avons une au-
PENDANT LA GUERRE 161
tre si terrible à faire? Je vois avec regret le re-
nouvellement des fonctionnaires et des magis-
trats prendre des proportions cclossales. J'aurais
compris certains changements nécessaires dont
l'appréciation eût été facile à faire, mais tous !
mais les colonnes du Mom^ewr remplies de noms
nouveaux tous les jours depuis trois mois! Y
avait-il donc tant d'hommes dangereux, incor-
rigibles, imméritants ? Quoi ! pas un seul n'était
capable de servir son pays à l'heure du danger?
Tous étaient résolus à le livrer à l'ennemi ! Je ne
suis pas pessimiste au point d'en être persua-
dée. J'en ai connu de très-honnêtes ; en a-t-on
mis partout de plus honnêtes à leur place?
Hélas! non, on me cite des choix scandaleux,
que les républicains eux-mêmes réprouvent en
se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas
tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le
gouvernement doit savoir ou s'abstenir.
Allons-nous donner raison à ceux qui disent
que la république est le sauve qui peut de tous
les nécessiteux intrigants et avides qui se font
162 JOURNAL d'un voyageur
un droit au pouvoir des déceptions ou des mi*
sères qu'un autre pouvoir leur a infligées? Mon
Dieuy mon Dieu I la république serait donc un
parti, rien de plus qu'un parti ! Ce n'est donc
pas un idéal, une philosophie^ une religion?
sainte doctrine de liberté sociale et d'égalité fra-
ternelle, tu reparais toujours comme un rayon
d'amour et de vérité dans la tempête! Tu es
tellement le but de l'homme et la loi de l'avenir
que tu es toujours le phare allumé sur le vais*
seau en détresse, tu es tellement la nécessité du
salut qu'à tes courtes heures de clarté pure tu
rallies tous les cœurs dans une commotion d'en-^
thousiasme et d'espérance ; puis tout à coup tu
t'éclipses, et le navire sombre : ceux qui le gou-
vernent sont pris de délire, ceux qui le sui**
vent sont pris de méfiance, et nous périssons
tous dans les vertiges de l'illusion ou dans les
ténèbres du doute.
Samedi 5 novembre.
Il est très-malsain d'être réduit à se passer
PENDANT LA ODERRS 163
du vote. On s'habitue rapidement à oublier qu'il
est la consécration inévitable de tous nos efforts
pour le maintien de la république. Les esprits
ardents et irréfléchis semblent se persuader que
la campagne n'apportera plus son verdict su-
prême à toutes nos vaines agitations. Tu es pour^
tant là debout et silencieux, Jacques Bonhomme!
Rien ne se fera sans toi, tu le sais bien, et ta so-^
lennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.
Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce
qu'il y avait de terrible et de colossal dans le
suffrage universel. Pour mon compte, c'est
avec regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans
la condition obligatoire de l'instruction gratuite.
Mon regret persiste, mais il s'est modifié depuis
que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant
lui-même d'une manière si rapide. J'ai appris à
le respecter après l'avoir craint comme un grave
échec à la civilisation. On pouvait croire et on
croyait qu'une population rurale, ignorante, choi-
sirait exclusivement dans son sein d'incapables
représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit
164 JOURNAL d'un voyageur
tout le contraire, elle choisit d'incapables repré-
sentants de ses intérêts généraux. Elle a marché
dans ce sens, tenant à son erreur, mais enten-
dant quand même on ne peut mieux les ques-
tions qui lui étaient posées. Elle a toujours voté
pour Tordre, pour la paix, pour la garantie du
travail. On l'a trompée, on lui a donné le con-
traire de ce qu'elle demandait; ce qu'elle croyait
être un vote de paix a été un vote de guerre.
Elle a cru à une savante organisation de ses for-
ces, on ne lui a légué que le désordre et l'im-
puissance. Nous lui crions maintenant :
— C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu ex-
pies ton erreur et ton entêtement.
Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle
de ses idées, voici ce qu'il répondrait :
— Je suis le peuple souverain de la première
République et en même temps le peuple impéria-
liste du second Empire. Vous croyez que je suis
changé, c'est vous qui Têtes. Quand vous étiez
avec moi, je vous défendais, même dans vos plus
grandes fautes, même dans vos plus funestes
PENDANT LA GUERRE 165
erreurs, comme j*ai défendu Napoléon III jus-
qu'au bout. Nous nous sommes brouillés, vous
et moi, au lendemain de 48 ; vous Vous battiez,
vous vous proscriviez les uns. les autres. On
nous a dit :
» — L'empire c'est la paix.
» Nous avons voté l'empire, c'est nous qui
punissons les partis, quels qu'ils soient. Nous
punissons brutalement, c'est possible. D'où nous
sommes, nous ne voyons pas les nuances, et
d'ailleurs nous ne. sommes pas assez instruits
pour comprendre les principes, nous n'appré-
cions que le fait. Arrangez-vous pour que le fait
parle en votre faveur, nous retournerons à vous.
Le fait ! le paysan ne croit pas à autre chose.
Tandis que nous examinons en critiques et en
artistes la vie particulière, le caractère, la phy-
sionomie des hommes historiques, il n'apprécie
et ne juge que le résultat de leur action. Dix
années de repos et de prospérité matérielle lui
donnent la mesure d'un bon gouvernement. A
travers les malheurs de la guerre, ii n'apeice-
166 JOURNAL d'un voyageur
vra pas les figures héroïques. Je Tai vu lassé et
dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il
eût été le mattre alors, l'histoire eût changé de
face et suivi un autre courant. S'il est revenu
à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il
avait oubliée, c'est qu'à ses yeux la république
était devenue un fait désastreux en &8.
Et plus que jamais, hélas ! notre idéal est
devenu pour lui un fait accablant; ce que le
paysan souffre à cette heure, nous ne vou'^
Ions pas en tenir compte, noua ne voulons
pas en avoir pitié.
— Paye le désastre, toi qui l'as voté.
Voilà toute la consolation quc^ nous savons
lui donner. Mon Dieu! puisqu'il faut qu'il
porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la
cruauté de lui reprocher sa ruine et son dé«>
sespoir. La république n'est pas encore une
chose à sa portée; qui donc la lui aurait en**
seignée jusquHci? Elle n'a fait que disputer^
souffrir, lutter jusqu'à la mort sous ses yeux, et
il est le j uge sans oreilles qui veut palper des preoi»
PENDANT LA GUERRE 167
ves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas
aux promesses ; il lui faut la liberté individuelle
et la sécurité. 11 se passe volontiers des secours
et des encouragements de la science ; il ne les
repousse plus, mais il veut accomplir lui*-méme
et avec lenteur son progrès relatif.
•^ Laissez*moi mon champ , dit*il, je ne vous
demande rien.
Nul n'est plus facile k gouverner, nul n'est
plus impossible à persuader. Il veut avoir le
droit de se tromper, même de se nuire ; il est
têtu, étroit, probe et fier.
Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme.
Il le pousse à l'excès, et longtemps encore il en
Mra ainsi. Il est un obstacle vivant au progrès
rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le re«
cevra ; mais ce qui est démontré le saisit. Qu'il
voie bien fonctionner» il croit et fonctionne s
rien sans cela* Je comprends que ce corps, qui
est le nôtre, le corps physiologique de la France,
gène notre âme ardente; mais, si nous nous
crevons le ventare, il ne nous poussera pas pour
168 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
cela des ailes. Il faut donc en prendre notre
parti, il faut aimer et respecter le paysan quand
même.
Guenille, si l'on veut, ma gnenille m'est chère.
Nous devons à la brutalité de ses appétits la
remarquable oblitération qui s'est faite, depuis
vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous
avons donc grand sujet de nous plaindre des
immenses erreurs où l'esprit de bien-être et de
conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux
qui protestaient en vain contre ce courant trou-
blé, un grand mépris, une sorte de haine dou-
loureuse, une protestation que je vois grandir
contre le suffrage universel. Je ne sais si je me
trompe, la république nouvelle aimerait à
l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à
le restreindre ; elle reviendrait à l'erreur funeste
qui l'a laissée brisée et abandonnée après avoir
provoqué le coup d'État ; pouvait-il trouver un
meilleur prétexte ? Encore une fois, les républi-
PENDANT LA GUERRE 169
cains d'aujourd'hui n'ont-ils rien appris? sont-
ils donc les mêmes qu'à la veille de décembre?
Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains
de voir tenter. Le suffrage universel est un
géant sans intelligence encore, mais c'est un
géant. Il vous semble un bloc inerte que vous
pouvez franchir avec de l'adresse et du courage.
Non : c'est un obstacle de chair et de sang ; il
porte en liii tous les germes d'avenir qui sont en
vous. C'est quelque chose de précieux et d'irri-
tant, de gênant et de sacré, comme est un en-
fant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de
porter jusqu'à ce qu'il sache ou veuille marcher.
Le tuerez-vous pour vous débarrasser de lui?
Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est im-
mortel comme la création, et on se tue soi-
même en s'attaquant à la vie universelle. Puis-
qu'en le portant avec patience et résignation
vous devez arriver à lui apprendre à marcher
seul, sachez donc subir le châtiment de votre
imprudence, vous qui l'avez voulu contraindre
à marcher dès le jour de sa naissance. C'est là
10
170 JOURNAL d'un voyageur
OÙ la politique proprement dite a égaré les chefs
de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant
la volonté humaine sans retard et sans pré-
caution, on avait le peuple pour soi. C'a été
le contraire. Retirer ce que vous avez donné
serait lâche et de mauvaise foi,et puis le moyen ?
— Essaye donc ! dit tout bas Jacques Bon-
homme.
C'est que Jacques Bonjiiomme sait voter à pré-
sent, et ce n'est pas nous qui avons eu l'art de le
lui apprendre. On l'a enrégimenté par le honteux
et coupable engin des candidatures officielles, et
puis peu à peu il s'est passé de lisières ; il ne
marche peut-être pas du bon côté, mais il mar-
che avec ensemble et comme il l'entend. Il votait
d'abord avec son maître, à présent il se soucie
fort peu de l'opinion de son maître. Il a la sienne^
et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand spectacle
lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se
trompant plus sur la couleur des phares, il avan-
cera vers le but qui est le sien comme le nôtre.
Aucun peuple libre ne saura voter comme le
t^ENDANT LA GUERRE 171
peuple de France, car déjà il est plus indépen-
dant et plus absolu dans l'exercice *de son droit
que tout autre.
L'instrument créé par nous pour nous mener
au progrès social est donc solide ; sa force edt
telle que nous ne pourrions plus y porter la main.
Nous avons fait trop vite une grande chose;
elle est encore redoutable, parfois nuisible, mais
elle existe et sa destiné» est tracée, elle doit ser-
vir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes,
eUe est une création impérissable, et le jour où
cette lourde machine aura mordu dans le rail,
elle sera une locomotive admirable de rectitude,
comme elle est |iéjà admirable de puissance.
C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire des peu-
ples un rôle splendide, et fermera l'âge des ré-
volutions violentes et des usurpations iniques.
Tandis que l'imagination exaltée et la profonde
sensibilité de la France, éternelles et incorrigi-
bles, je l'espère, ouvriront toujours de nou-
veaux horizons à son génie, Jacques Bonhomme,
toujours patient, toujours prudent, s'approchant
172 JOURNAL d'un voyageur
de l'urne avec son sourire de paternité narquoise,
lui dira :
— C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la
fois ; nous verrons cela aux prochaines élections.
Je ne dis pas non ; mais il ne me plaît pas en-
core. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le
bœuf qui laboure.
Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura
parler : y
— Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes
le génie, la passion, l'avenir ; je suis de tous les
temps, moi ; je suis le bon sens, la patience, la
règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous
au profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux.
Où en seriez-vous, hommes de sentiment, re-
présentants çle ridée, si vous parveniez à m'a-
néantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les
uns aux autres; vos républiques et vos monar-
chies seraient un enchaînement de guerres<;iviles
où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la
liberté du vote, nous serions encore les plus
forts. Cette force irrégulière, ce serait la jacque-
PENDANT LA GUERRE 173
•
rie. Nous ne voulons plus de ces déchirements !
Grâce à notre droit de citoyens, nous nous som-
mes entendus d'un bout de la France à l'autre,
nous ne voulons plus nous battre les uns contre
les autres. Nous voulons être et nous sommes le
frein social, le pouvoir qui enchaîne les passions
et qui décrète l'apaisement.
Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement
peut-être, mais providentiellement. Non, non!
ne touchez pas au vote, ne regrettez pas d'avoir
fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre
incarnation ! Vous vous êtes donné un compa-
gnon qui vous contrarie, qui vous irrite, qui vous
blesse : injuste encqre, il méconnaît, il renie la
république, sa mère ; mais, si sa mère l'égorgé,
vaudra-t-elle mieux que lui ? A présent d'ailleurs,
elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop
fort. Vous auriez la guerre du simple contre le
lettré, du muet contre Vavocaty comme ils disent,
une guerre atroce, universelle. Le vote est l'exu-
toire ; fermez-le, tout éclate !
10,
174 . JOURNAL D'UN VOYAGEUR
Nohant, 6 novembre.
Me voilà revenue au nîd. Je me suis échappée,
ne voulant pas encore amener la famille ; je re-
tournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai
demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par
une chaleur écrasante, j'y reviens par un froid
très-vif. Tout s'est fait brutalement cette année.
— Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as
l'air fâché de notre abandon. Mon chien ne me
fait pas le moindre accueil, on dirait qu'il ne me
reconnaît pas : que se passe-t-il dans sa tête ? Il
a eu froid ces jours-ci, il me boude d'avoir tant
tardé à revenir. Il se presse contre mon feu et ne
veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens
eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négli-
gent ? Au fait, s'il est mécontent de moi, com-
ment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être ?
J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais
me promener sans lui. Peut-être me pardon-
nera-t-il.
J
PENDAJYT LA GOElRitlË 175
Le jardîn que j^ai laissé desséché a reverdi et
refleuri comme s'il avait le temps de s*amuser
avant les gelées. Il a repoussé des roses, des
anémones d'automne, des mufliers panachés,
des nigelles d'un bleu charmant, des soucis d'un
jaune pourpre. Les plantes frileuses sont rangées
dans leur chambre d'hiver. La volière est vide,
la campagne muette ^ Y reviendrons-nous pour y
rester? La maison sera-t-elle bientôt un pauvre
tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de
famille qui croyaient durer autant que la famille?
Mes fleurs serônt-êlles piétinées par les grands
chevaux du Mecklémbourg ? Mes vieux arbres
seront-ils coupés pour chauffer les jolis pieds
prussiens? Le major Boum ou le caporal Schlag
coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au
vent mes herbiers et mes paperasses ? Eh bien !
Nohant à qui je viens dire bonjour, silence et
recueillement où j'ai passé au moins cinquante
ans de ma vie, je te dirai peut-être bientôt adieu
pour toujours. En d'autres circonstances, c'eût
été un adieu déchirant; mais si tout succombe
176 JOURNAL d'un voyageur
avec toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne
serai point lâche, je ne songerai ni à toi ni à moi
en te quittant! J'aurai tant d'autres choses à
pleurer !
Nohant, 7 novembre.
J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du
feu, et je me mets à écrire dans ma chambre sur
mes genoux, il fait trop froid dans la bibliothè-
que. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde
d'un air triste ; peut-être est-il mécontent de ce
que je reviens seule, peut-être s'imagine-t-il que
je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-
être craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si
l'on s'en va encore ! Il y a là un mystère ; c'est
la première fois qu'il ne me dévore pas de ca-
resses après une absence. Il fait un froid noir,
mes mains se roidissent en écrivant. Que de souf-
frances pour ceux qui couchent dehors ! Les offi-
ciers peuvent se préserver un peu ; mais le sim-
ple troupier, le mobile à peine vêtu! ils ont
PENDANT LA GUERRE 177
encore des habits de toile, et déjà ils n'ont plus
de souliers. Pourqi^oi cette misère quand nous
avons fait et au delà tous les frais de leur
équipement ?
En ce moment, on s'occupe à La Châtre de
faire des gilets de laine pour les mobilisés. Les
femmes quêtent, cousent et donnent. On s'in-
génie pour se procurer l'étoffe, on n'en trouve
qu'avec des peines infinies, les chemins de fer
se refusant, par ordre, au transport des denrées
qui ne sont pas directement ordonnancées par
le gouvernement, ou ne voulant répondre de
rien ; on manque de tout. La confiance dans les
administrations militaires est telle qu'on donne
ces vêtements aux mobilisés de la main à la
main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais
reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient
destinés !
Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au
milieu de la tempête. On est tout étonné quand
un jour se passe sans apporter un malheur nou-
veau.
178 JOURNAL d'un voyageur
Mardi 8.
L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort.
Préparons-nous à mourir. — Fadet me fait beau-
coup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à la-*
quelle j'arrive, il m'attendait à la porte. — Tu es
fou, mon pauvre chien, tout va plus mal que
jamais. J'écris quinze lettres, et je retourne à la
ville par un froid atroce.
Nohànt, mercredi 9.
Je reviens au son de la cloche des morts. On
.f
enterre la vieille bonne de mon fils. Hier soir,
un de nos domestiques a failli se tuer ; il a la
figure toute maculée. Il semble que tout soit
comme entraîné à prendre fin en même temps.
On n'entend parler que d'accidents effroyables,
de maladies foudroyantes. On dirait que la raison
de vivre n'existe plus et que tout se brise comme
de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le salut
PENDANT LA GUERRE 179
ne veut apparaître ; quelles ténèbres ! — Paris
va donc braver plus que jamais les horreurs du
siège, et l'espoir de le délivrer s'éloigne ! Cette
fois il a tort, ou il est indignement abusé.
Jeudi 10.
Notre impuissance semble s'accuser de plus en
plus. Nous avons pourtant une armée sur la
Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée?
— Il neige déjà ! la terre est toute blanche, des
arbres encore bien feuillus font des taches noires
de place en place. La campagne est laide aujour-
d'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances.
La terre devient cruelle à l'homme.
Ah ! voici enfin un fait : Orléans est repris par
nous ; l'ennemi en fuite, poursuivi jusqu'à Arte-
nay. La garde mobile s'est bien battue, la ville
3'est défendue bravement. Pourvu que tout cela
soit vrai! Si nous pouvons lutter, l'honneuj
commande de lutter encore ; mais je ne crois
pas, moi, que nous puissions lutter pour autre
180 JouiiNAL d'un voyageur
chose. Nous sommes trop désorganisés, il y aura
un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui
sont sur le théâtre ne savent donc pas que les
dessous sont sapés et ne tiennent à rien ? On se
soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence.
La vie ne circule pas dans les artères. Nous
avons encore de la fierté, nous n'avons plus de
sang.
12.
La victoire se confirme, et, comme toujours,
elle s'exagère. Le général d'Aurelle de Paladines,
singulier nom, est au pinacle aujourd'hui. C'est,
dit*on, un homme de fer. Pauvre général ! s'il ne
fait pas l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils
sont malheureux, ces hommes de guerre ! Étaît-il
bien prudent de proclamerlei trahison de Bazaine?
Si elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher
ou nous laisser dans le doute ?
PENDANT LA GUERRE 131
Dimanche 13 novembre.
Nous voici tous revenus définitivement au
bercail. Définitivement!... c'est un joli mot par
le temps qui court. Mes petites sont ivres de
joie de retrouver leurs chambres, leurs jouets,
leur chien, leur jardin. A cet âge, un jour de
joie, c'est toujours ! Leur gaieté nous donne un
instant de bonheur, nous ji'en avons plus
d'autre.
On se demande si Ton pourra supporter quel-
que temps encore ce désespoir général sans de-
venir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous,
lâches ou méchants semblent moins à plaindre.
Leur délire, leurs convoitises, leur passion, sont
dans un état d'ébullition qui les soutient sur le
flot ; écumes en attendant qu'ils soient scories,
ils flottent et croient qu'ils nagent !
Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui
qui aime l'humanité n'a plus le temps de s'aimer
lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a pas
11
182 JOURNAL d'un VOYAGEUH
de part de butin à chercher dans les ruines, il
souffre amèrement, et il s'attend à souffrir plus
encore. Pauvre nature humaine, dans quel état
d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de
cette torture! Démence pour les uns, annîhilement
pour les autres... Quand nous aurons repoussé ou
payé l'ennemi du dehors, que serons-nous ? où
trouverons-nous l'équité calme, le pardon frater-
nel, le désir commun de reconstruire la société?
Et si nous sommestforcés de procéder à ce travail
sous la menace du canon allemand ! Nous ne
ferons certes rien de durable, et la république
subira de si fortes dépressions qu'elle sera
comme une terre ravagée de la veille par les
éruptions volcaniques. Comme notre sol maté-
riel, le sol politique et social sera souillé, stéri-
lisé peut-être !
i8 norembre.
M. deGirardin conseille délire en quatre jours
un président par voie de plébiscite. Certes c'est
t>fiNDÂNT LA GUERRE 183
une idée, — M. de Girardin n'en manque jamais,
— mais, malgré mon très-grand respect pour le
suffrage universel, je crois qu'il ne devrait être
appelé à résoudre les questions par oui ou par
non que sur la proposition des Assemblées élues
par lui. Le travail de ces élections est chaque
fois pour lui un moyen de connaître et de juger
k situation. Ce sera son grand mode d'instruc-
tion et de progrès quand la classe éclairée sera
vraiment en progrès elle-même ; mais questionner
les masses à rimproviste,c'est souvent leur tendre
un piège. Le dernier plébiscite l'a surabondaig-
ment prouvé. En ce moment de doute et de dé-
sespoir, nous aurions un vote de dépit contre
la république, car elle porte tout le poids des
malheurs de la France; les votes de dépit ne
peuvent être bons. Pourtant, s'il û*y avait pas
d'autre moyen d'en finir avec une situation dé-
sespérée que l'on ne voudrait pas nous avouer*
mieux vaudrait en venir là que de périr;
184 JouuNAL d'un voyageur
âl novembre.
Les journaux nous, satucent de la question
d'Orient. On y voit le point de départ d'une
guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous
abandonne, sera punie en attendant qu'elle pu-
nisse à son tour. C'est dans l'ordre. •
io novembre.
Temps très-doux et même chaud. Depuis quel-
ques jours, les circulaires ministérielles nous
entretiennent de petits combats où nous aurions
constamment l'avantage. La rédaction est toujours
la même.
— Les mobiles ont eu de Ventrain !
Singulière expression dans des cas si graves ;
on dirait qu'il s'agit de parties de plaisir.
— Nous avons subi des pertes sérieuses, l'en-
nemi en a fait de plus considérables.
Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'en-
PENDANT LA GUERRE 185
nemi d'envahir toute la France, on le laisse se
fortifier autour de Paris, et que nous arriverons
trop tard au secours de Paris, si nous arrivons !
On vit au jour le jour sur les incidents de cette
guerre de détails, c'est une sorte de calme re-
latif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut
pas goûter.
26 novembre.
Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même
temps qu'une douleur poignante. Ils demandent
si nous allons à leur secours!.,. On dit qu'une
action décisive est imminente. Ily a si longtemps
qu'on le dit l
28.
Les insomnies sont dévorantes, on ne les
compte plus. Après toutes mes veilles auprès de
mes enfants malades au printemps, je pourrai
me vanter de n'avoir guère dormi cette année.
186 JOUaiTAt D UN VOYAGEUR
Tous ces bans qui se succèdent si rapidement
me terrifient. On appelle les homn]ies mariés
pour le 10 décembre. Plus on a de bras, plus
on en demande; c'est donc que la situation
s'aggrave au lieu de s'améliorer!
29.
Départ de nos mobilisés par un temps triste
comme nos âmes. Nous les attendons sur la
route. Toute la ville les accompagne. Ils sont
très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'em-
brasse, on rentre les larmes. Où vont-ils? que
deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont
prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dé-
vouement. On croit que le salut est encore pos-
sible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible
et de courte durée. Je n'étais plus habituée à
cette sombre disposition. Je la combats de mon
mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec
ardeur la moindre lueur qui se montre; mais
Quand elle s'efface, on retombe plus bas.
PENDANT LA GUERRE 187
2 décembre.
Jour radieux au milieu de notre désespoir.
Paris a fait, nous dit*on, une sortie magnifique,
et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès.
On rêve déjà Paris débloqué, Tennemi en dé-
route. Quel beau rêve ! ne nous éveillons pas.
Laissez-nous, discoureurs officiels ! votre élo-
quence n'est pas à la hauteur des choses. C'est
de la glace sur le feu. Il faudrait être si simple,
au contraire ! Nos petites-filles nous voient heu-
reux, elles se réjouissent de la prochaine déli-
vrance de Paris, qu'elles n'ont jamais vu, mais
qui est pour elles comme une île enchantée que
nos amis et nos enfants, partis hier, vont déli-
vrer des ogres et des monstres de même sorte.
4 décembre, dimanche.
La joie n'est pas de longue durée ! On nous
dit que nous avons perdu toutes nos positions
188 JOURNAL d'un voyageur
sur la Loire. On ne publie pas les dépêches,
elles sont trop décourageantes. Il paraît qu'on
avait exagéré beaucoup le succès, et nous avons
encore été dupés ! Pourquoi nous tromper après
avoir tant crié contre les trompeurs du régime
précédent? — Il fait atrocement froid. La neige
épaisse et collante empêche de marcher. Gela
ressemble a une campagne de Russie pour nos
soldats.
r» décembre.
On nous cache une défaite sérieuse. On dit
que l'armée se replie en bon ordre. Nous ne
sommes pas si loin du théâtre des événements
que nous ne sachions le contraire. On nous
trompe, on nous trompe ! comme si on pouvait
tromper longtemps ! Le gouvernement a le ver-
tige.
PENDANT LA GUERRE 189
6 décembre.
Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et
nos soldats couchent dans la neige ! Nos mobi-
lisés sont atrocement logés à Châteauroux dans
une usine infecte, ouverte à tous les vents. Les
chefs sont à l'abri et disent qu'il faut aguerrir
ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une
vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'é-
veillent pas. Morts de froid littéralement ! C'est
infâme, et c'est comme cela partout ! Avant de
les mener à la mort, on leur fait subir les tor-
tures de l'agonie.
7 décembre.
Ce soir, dépêche insensée ! Je le sentais bien
que le malheureux général qui a repris Orléans
payerait cher sa courte gloire ! Orléans est de
nouveau aux Prussiens. Notre camp est aban-
donné ; nous perdons un matériel immense, nos
canons de marine, des munitions considérables;
11.
190 JOURNAL d'un voyageur
notre armée est en fuite. Selon le général, le
ministre a manqué de savoir et de jugement ; le
camp était mal placé, impossible à garder, et
les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié
et ne peuvent inspirer aucune confiance ; tout
cela est exposé par le ministre lui-même, mais
sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre
à tous les commentaires ; il termine par cette
phrase étrange :
Le public appréciera,
— Le public ! c'est ainsi que ce jeune avocat*
parle à la France! Se croit-il sur un théâtre?
Non, il a voulu dire :
La cour appréciera.
— Il se croit à l'audience ! Est-ce là un lan-
gage sérieux quand on ne craint pas de tenir
entre ses mains le sort dé son pays? Sile gé-
néral qui n'obéit pas est coupable, pourquoi
ne pas insister pour qu'il obéisse? Si vous êtes
certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un
ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp
qu'il faut abandonner d'une manière si désas-
PENDANT LA GUERRE 191
treuse était dans une situation déplorable, à qui
, la faute ? Si les armements qu'on y a accumulés
avec tant de peine et de dépense tombent entre .
les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris
ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment,
un beau matin, être le général Bonaparte ? On a
lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.
Il s'en lave les mains, le public appréciera I —
Il y aura donc un public seul compétent pour
juger entre sa science militaire et celle d'un gé-
néral qu'hier encore il nous donnait comme une
trouvaille de son génie ! Ou vous vous êtes cruel-
lement trompé hier, ou vous vous trompez
crueHement aujourd'hui. C'est un aveu d'igno-
rance ou d'étourderie que votre emphase ne
vous empêche pas de faire ingénument. Je ne
sais ce qu'en pensera le public, mais je sais que
les familles en deuil ne vous jugeront pas avec
indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite
par le chef du gouvernement ; chef du gouverne-
ment, vous vous conservez au pouvoir : voilà
des inconséquences qui coûtent cher à la France!
192 JOURNAL d'un voyageur
Le résultat, c'est que deux cent mille hommes
de notre armée sont en fuite, — on appelle cela
' maintenant se replier, — et que nous faisons
une perte immense en matériel de guerre.
On parle d'une nouvelle victoire sous Paris;
nous n'y croyons plus, on ne croit plus à rien,
on devient fou. Nous sommes ici dans notre
campagne muette, ensevelie sous la neige, comme
des passagers pris dans les glaces du pôle. Nous
attendons les ours blancs, mais nous n'avons
pas un fusil pour les repousser. Bon public ! tu
es la part du diable.
8 décembre.
On ne parle plus de Paladines ni de son armée.
Le gouvernement lance des accusations capitales,
et, n'osant y donnqr suite, passe à d'autres
exercices. Il nous annonce des succès sous toutes
réserves^ mais Rouen est pris ; on dit qu'il s'est
livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en crois
rien. 11 y a un patriotisme furieux et insulteur
PENDANT LA GUERRE 193
qui n'a plus de prise sur moi. Si Rouen s'est
livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se défendre,
c'est Deut-être qu'on l'a indignement trompé.
De notre côté, Tennemi revient sur Vierzon et
sur Bourges ; si ces villes ouvertes et dégarnies
ne démontent pas les batteries prussiennes à
coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont ven-
dues ? — Je commence à m'indigner, à me mettre
en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la
vieillesse une bonne dose de patience; je ne
peux souffrir que, pour ne pas avouer les fautes
de son parti, on calomnie son pays avec cette
merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que
celui qui outrage la France devant' l'ennemi !
Ce soir on décommande la levée des hommes
mariés. Pourquoi l'avoir décrétée?
9 décembre.
Petite dépêche rendant compte d'un petit en-
gagement à Bois-le-Duc. Le général d'Aurelle de
Paladines a donné sa démission, ou on la lui a
19à JOURNAL d'un voyageur
fait donner. On a nommé quatre généraux. Les
Prussiens sont à Vierzon, depuis hier ; cela, on
n'en parle pas, mais les passants qui fuient, en-
tassés avec leurs meubles dans des omnibus, le
disent sur la route.
10.
Grande panique. Des gens de Salbris et d'Is-
soudun passent devant notre porte, emmenant
sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles
et leurs denrées. Ils disent qu'on se batàReuilly.
Les restes de Tarmée de la Loire sont ralliés,
mais on ne'^it où; Bourbaki est à Nevers pour
se mettre à la tète de quatre-vingt mille hommes
venant du Midi ou de cette déroute, on ne sait.
11 décembre.
Le ministre de la guerre va, dit-on, à rarraée
de la Loire pour la commander en personne.
J'espère que c'est une plaisanterie de ses enne-
mis ; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvcr-
PENDANT LA GUERRE ' 195
nement de Tours se sauve à Bordeaux :' c'est le
cinquième acte qui- commence. Le public va
bientôt apprécier; la panique continue. Maurice
va aux nouvelles pour savoir s'il faut faire partir
la famille. Nous avons des voisins qui font leurs
paquets, mais c'est trop tôt ; nos mobiles sont
toujours à Châteauroux sans armes et sans aucun
commencement d'instruction ; on ne les y lais-
serait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à
moins qu'on ne les oublie, ce qui est fort possi-
ble. Les nouvelles de Paris sont très-alarmantes,
ils ont dû repasser la Marne ; que peuvent-ils
faire, si nous ne faisons rien ?
12 décembpo.
Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de
boue. Autre lit pour nos soldats!
1
«N
La panique reprend et redouble autour de
nous. Depuis que nous sommes personnellement
196 JOURNAL d'un voyageur
menacés, nous sommes moins agités, je ne sais
pourquoi Je tiens à achever un travail auquel
je n'avais pas Tesprit ces jours-ci, et qui s'éclair-
cit à mesure que je compte les heures qui me
restent. Tout le monde est soldat à sa manière ;
je suis, à la tête de mon encrier, de ma plume,
de mon papier et de ma lampe, comme un
pauvre caporal rassemblant ses quatre hommes
à Tarrière-garde. — Les Prussiens ont occupé
Vierzon sans faire de mal ; ils y ont vendu des
cochons volés; ils entendent le commerce. Le
général Ghanzy se bat vigoureusement du côté
de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est
encombré de fuyards dans un état déplorable.
Les Prussiens n'auraient fait que traverser Rouen.
Le gouvernement est à Bordeaux.
14 décembre.
On dit que l'ennemi est en route en partie sur
Bourges, et que de l'autre côté il bombarde Blois.
Les Prussiens paraissent vouloir descendre la
PENDANT LA GUERRE 197
Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se
reformer à Poitiers, c'est-à-dire envahir une
nouvelle zone entre le Midi et Paris. Nous devons
avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon
et Issoudun ; on n'en parle pas, mais il y a tant
de fuyards et dans un tel état d'indiscipline qu'on
suppose un nouveau malheur. Nous sommes
sans journaux et sans dépêches; le gouverne-
ment est en voyage. Ce soir, un journal nous
arrive de Bordeaux ; il ne nous parle que de Tins-
«
lallation de ces messieurs.
15.
Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en
sait-on? De Blois, on ne sait rien. Le général
Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît
être résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes.
Bourbaki serait à Bourges, occupé à rallier les
fuyards du corps d'armée du centre de la Loire:
On dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne
qu'il ne reste plus un arbre autour de Bourges.
C'était un riche pays maraîcher; espaliers et lé-
198 JOURNAL d'un voyageur
gumes seraient rasés comme par le feu. On an-
nonce ce soir que Bourbaki est reparti avec cette
armée reformée à la hâte et sans résistance. Ils
veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils
veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent
pas, ce que les Prussiens les plus soumis ne
supporteraient pas mieux, c'est la famine, la
misère, la cruauté dû régime qu'on leur impose.
— Au lieu de se rapprocher de Paris, Bourbaki
aurait l'intention d'aller couper la retraite aux
Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en re-
traite ? Et on nous le cacherait ! 11 y a dans l'atroce
drame qui se joue l'élément burlesque obligé.
Passage de M. Gathelineau à Ghâteauroux à la
tête d'un beau corps de francs-tireurs qui disent
leurs prières devant les populations, bien qu'ils
ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se
soient pas encore battus.
10.
Calme plat, silence absolu. Le repos est dans
Tairo Le temps est rose et gris, les blés poussent
PENDANT LA GUERRE 199
à perte de vue. Il ne passe personne, on ne voit
pas une poule dans les champs. Cette tranquillité
extraordinaire nous frappe tellement que nous
nous demandons si la guerre est finie, s'il y a
eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre
mois. — Nous serons peut-être envahis demain.
Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été
traversé et rançonné. Nos mobiles ont donné
dans une escarmouche et tiré quelques coups de
fusil.
17 décembre.
«
Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre
la mort de son père. Il était le génie de la vie,
il n'a pas senti la mort. 11 n'a peut-être pas su
que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa der-
nière heure, car on dit que Dieppe est occupé.
— Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on
est consterné, on croit avoir entendu le canon
hier dans la soirée. Dans la'campagne, on l'a en-
tendu aussi. Je crois aue c'a dû être un tonnerre
200 JOURNAL d'un voyageur
sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a
passé dans la nuit environ trois mille déserteurs
de toutes armes. Ils ont couché emmi les
champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et en-
voyant paître leurs officiers.
18.
Même absence de nouvelles officielles. Le gou-
vernement s'installe à Bordeaux. Chanzy tenait
encore il y a trois jours autour de Vendôme,
battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure
et ceci paraît sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun
a fait savoir que Vierzon était occupé pour la
troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait
replié sur Issoudun, renonçant à défendre le
centre et se portant sur l'est. De toute façon,
l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue,
bien qu'on n'ait pas la consolation de pouvoir
lui opposer la moindre résistance. Il passera ici
comme un coup de vent sur un étang. Je regarde
mon jardin en attendant qu'on mette les arbres
PENDANT LA GUERRE 201
la racine en Tair, je dîne en attendant que nous
n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants
en attendant que nous les emportions sur nos
épaules, car on réquisitionne les chevaux, même
les plus nécessaires, et je travaille en attendant
que mes griffonnages allument les pipes de ces
bons Prussiens.
19.
Le temps se remet au froid. Pas plus de nou-
velles qu'auparavant. Un journal insinue qu'il se
passe de grandes choses : c'est bien mauvais
signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont
ravagé le plus beau pays de France. La Touraine
est de plus en plus menacée. 11 est difficile de se
persuader que tout aille bien.
20.
Même silence. Nous sommes si inquiets que
nous lirions de V officiel aiYec plaisir. Sommes-
nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire ?
20â JOURNAL d'un voyageur
âl décembre;
* On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti
de la Commune songe-t-il encore à ses affaires
au milieu de l'agonie de la France? Il parait que
sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive
force. La dictature est la furie du moment^ et
jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs
sans contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous
faut en essayer de nouveaux, la France se fâ-
chera ; elle garde le silence sombre de& explo-
sions prochaines. Ce qui résulte de» mouve-
ments de Belleville, — on le» appelle ainsi^
— c'est qu'une école très-pressée de régner k
son tour nous menace de nouvelles aventures.
Ces expériences coûtent trop cher. La France
n'en veut plus. Elle prouve, par une patience
vraiment admirable, qu'elle réprouve la guerre
civile : elle sait aussi qu'il n'y en aura pas, parce
qu'elle ne le veut pas ; mais aux premières élec-
tions elle brisera le» républicains ambitieux, ei;
PENDANT LA GUERRK 203
peut-être, hélas \ la république avec eux. En tout
eas^ elle n'admettra plus de gouvernement con*
quis à coups de fusil, pas plus de 2 décembre
que de 31 octobre. C'est se faire trop d'illusions
que de se croire maîtres d'une nation comme la
nôtre parce qu'on a enfoncé par. surprise les
portes de l'Hôtel-de-Ville et insulté lâchement
quelques hommes sans défense. Je ne connais
pas les théories de la Commune moderne, je ne
les vois exposées nulle part ; mais si elles doi-
vent s'imposer par un coup de main, fussent-elles
la panacée sociale, je les condamne au nom de
tout ce qui est humain, patient, indulgent même
mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt
que d'être converti de force à une doctrine^
quelle qu'elle soit.
Le mépris des masses, voilà le malheur et le
crime du moment. Je ne puis guère me faire une
opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui
dans ce monde fermé qui s'appelle Paris ; il nous
paratt encore supérieur à la tourmente. Nous
ignorons s'il est content de ses mandataires.
20/i JOURNAL d'un voyageur
Toutes les lettres que nous en recevons sont
exclusivement patriotiques. Si quelque plainte
s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop molle-
ment. C'est un malheur sans doute, mais on ne
peut se défendre de respecter une dictature
scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile
d'être absolu, si rare et sr malaisé d'être doux
dans une situation violente et menacée ! Je crois
encore ce gouvernement composé d'hommes de
bien. Ont-ils l'habileté, la science, pratique? On
le saura plus tard ; à présent nous ne voulons
pas les juger, c'est un sentiment général. La
crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés.
D'ailleurs il me semble qu'ils professent avec
nous le respect de la volonté générale, puis-
que après l'émeute ils ont soumis leur réélection
au plébiscite de Paris. C'est aller aussi loin que
possible dans cette voie, c'est aller jusqu'au
danger de sanctionner tous les autres plébiscites.
Le principe radicalement contraire semble
m
gouverner l'esprit de la Commune, et, symptôme
plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit
PENDANT LA GUERRE 205
du parti républicain qui régit à cette heure le
reste de la France, bien qu'il soit l'ennemi dé-
claré et très-irrité de la Commune.
Ce parti, que nous pouvons mieux juger,
puisqu'il nous entoure, se sépare chaque jour
ouvertement du peuple, dans les villes parce
que l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les
campagnes parce que le paysan l'est moins. Il
est donc forcé de réprimer l'émeute dans les
centres industriels, de redouter et d'ajourner le
vote dans toute la France agricole. 11 est con-
traint à se défendre des deux côtés à la fois,
sous peine de tomber et d'abandonner la tâche
qu'il a assumée sur lui de sauver le territoire.
Malheureuse République, c'est trop d'ennemis
sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous
t'avons saluée comme la force virile d'une nation
en danger! Nous ne pouvions prévoir que tu
essayerais de te passer de la sanction du peuple
ou que tu te verrais forcée de t'en passer. — Ce
qui est certain aujourd'hui, c'est que la déléga-
tion et ses amis personnels désirent s'en passer,
12
206 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
et qu'ils y travailleront au lendemain de la paci-
fication, quelle qu'elle soit.
Puissé-je faire un mauvais rêve ! mais je vois
i*eparaltre sans modification les théories d'il y a
vingt ans. Des théories qui ne cèdent rien à
répreuve du temps et de l'expérience sont
pleines de dangers. S'il est vrai que le progrèt
doive s'accomplir par l'initiative de quelques-uns,
s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein
des minorités, il n'en est pas moins vrai que la
violence est le moyen le plus sauvage ef le moins
sûr pour l'imposer. Que les majorités soient gé-
néralement aveugles, nul n'en doute ; mais qu'il
faille les opprimer pour les empêcher d'être op-
pressives, c'est ce que je ne comprends plus.
Outre que cela me paraît chimérique, je crois
voir là un sophisme effrayant ; tout ce que, de-
puis le commencement du rôle de la pensée detns
l'histoire du monde, la liberté ft inspiré & ses
adeptes pour flétrir la tyrannie, on peut le re-
tourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie
ne peut être légitime, pas même celle de l'idéal.
PENDANT LA GUERRE 207
On sait des gens qui se croient capables de gou'
verner le monde mieux que tout le monde, et
qui ne craindraient pas de passer par-dessus un
massacre pour s'emparer du pouvoir. Ils sont
pourtant très-doux dans leurs mœurs et incapa-
bles de massacrer en personne, mais ils chauf-
fent le tempérament irascible d'un groupe plus
ou moins redoutable, et se tiennent prêts à
profiter de son audace. Je ne parle pas de ceux
qui sont poussés à jouer ce rôle par ambition,
vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'oc-
cupe pas ; mais de très-sincères théoriciens ac-
cepteraient les conséquences de ce dilemme :
« la république ne pouvant s'établir que par la
dictature, tous les moyens sont bons pour s'em-
parer de la dictature quand on veut avec passion
fonder ou sauver la république. »
— C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est
le feu sacré, c'est le patriotisme, c'est la volonté
féconde sans laquelle l'humanité se traînera
éternellement dans toutes les erreurs, dans
toutes les iniquités, dans toutes les bassesses.
208 JOURNAL d'un voyageur
Le salut est dans nos mains ; périsse la liberté
du moment pour assurer l'égalité et la fraternité
dans Tavenir! Égorgeons notre mère pour lui
infuser un nouveau sang !
Cela est très-beau selon vous, gens de tête et
main, mais cela répugnera toujours aux gens de
cœur; en outre cela est impraticable. On ne fait
pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujour-
d'hui, fils de la liberté, n'est pas disposé à
laisser consommer le parricide. D'ailleurs cette
théorie n'est pas neuve ; elle a servi, elle peut
toujours servir à tous les prétendants : il ne
s'agit que de changer certains mots et d'invoquer
comme but suprême le bonheur et la gloire des
peuples ; mais, comme malgré tout le seul pré-
tendant légitime, c'est la république, que n'eus-
sions-nous pas donné pour qu'elle fût le sau-
veur ! Il y avait bien des chances pour qu'elle
le fût en s'appuyant sur le vote de la France. La
France dira un jour à ces hommes malheureux
qu'ils ont eu tort de douter d'elle, et qu'il eût
fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée sans
PENDANT LA GUERRE 209
Tentendre, ils l'ont blessée ; s'ils succombent,
elle les abandonnera, peut-être avec un excès
d'ingratitude : les revers ont toujours engendré
l'injustice.
Mon appréciation n'est sans doute pas sans
réplique. Quand l'histoire de ces jours confus
se fera, peut-être verrons-nous que la républi-
que a subi une fatalité plutôt qu'obéi à une
théorie. L'absence de communication matérielle
entre Paris et la France nous a interdit aux uns
et aux autres de nous mettre en communication
d'idées; probablement le gouvernement de Paris
a été mal renseigné par celui de Tours, parce
que celui de Tours a été mal éclairé par son en-
tourage. En septembre, on était très-patriote,
dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est
toujours là qu'est le nombre. Malheureusement
autour des pouvoirs nouveaux il y a toujours un
attroupement d'ambitions personnelles et de
prétendues capacités qui obstrue l'air et la lu-
mière. Le parti républicain est spécialement
exposé aux illusions d'un entourage qui dége-
la.
2l0 JOURNAL D*»N VOYAGEUR
nère vite en camaraderie bruyante, et tout d'up
coup la bohème y pénètre et Fenvahit. La
bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la
défense ; elle n'a pas d'avenir, elle n'est poin*
pillarde par nature, elle profite du moment, ne
met rien dan3 ses poche8,.mais gaspille le temps
et trouble la lucidité des hommes d'action.
Que l'ajournement indéfini du vote soit une
faute volontaire ou inévitable, la théorie qui
consiste à s'en passer ou à le miitiler règne en
fait et subsiste en réalité. Serait-elle exposée
catégoriquement quand nous aurons repris pos^
session de noushmâmes 1 Professée dans des dubs
qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de
valeur, il lui faut la grande lumière; sera-t^elle
posée dans des journaux, discutée dans des as-
semblées î — Il faudra bien l'aborder d'une ma-
nière ou de l'autre, ou elle doit s'attendre à être
persécutée comme une doctrine ésotérique, et
si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à
eux-mêmes de ne pas la tenir secrète. Peut-être
des journaux de Paris qu'il ne nous est pas
pbudant là querre 211
donné de lire ont-ila déjà démasqué leurs
^tteries.
Qui répondra à l'attaque? Les partisans du
droit divin plaideront-ils la cause du droit popu-
laire? Us en sont bien capables, mais Toseront-
ils? Les orléanistes, qui sont en grande force
par leur tenue, leur entente et leur patiente
habileté, accepteront-ils cette épreuve du suf-
frage universel pour base de leurs projets, eux
qui ont été renversés par la tbéorie du droit
sans restriction et sans catégories? On verra
alors s'ils ont marché avec le temps. Malheureu-
sement, s'ils sont conséquents avec eux«*méipe&,
ils devront vouloir épurer le régime parlemen-
taire et rétablir le cens électoral. Les républi-
cains qui placent leur principe au-des8u& du
consentement dçs nations se trouveraient doue
donner la main aux orléanistes et aux cléricaux?
Le principe contraire serait donc confié à la dé-
fense des bonapartistes exclusivement? Il ne
faudrait pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le
bonapartisme a abusé du peuple après l'avoir
212 JOURNAL d'un voyageur
abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé
le châtiment inévitable de s'égarer lui-même
après avoir égaré les autres. Il pouvait fonder
sur la presque unanimité des suffrages une so-
ciété nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse
route dès le début, la France l'a suivi, elle s'est
brisée. Serait-elle assez aveugle pour recom-
mencer ?
Ceux qui croient la France radicalement
souillée pensent qu'on peut la ressaisir par la
corruption. J'ai meilleure opinion de la France,
et si je me méfiais d'elle à ce point, je ne vou-
drais pas lui faire l'honneur de lui offrir la ré-
publique. J'ai entendu^ dire par des hommes
prêts à accepter des fontions républicaines :
— Nous sommes une nation pourrie. Il faut
que l'invasion passe sur nous, que nous soyons
écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts,
dans toutes nos affections; nous nous relève-
rons alors! le désespoir nous aura retrempés,
nous chasserons l'étranger et nous créerons chez
nous l'idéal.
PENDANT LA GUERRE 213
C'était le cri de» douleur d'hommes très-géné-
reux, mais quand cette conviction passe à Tétat
de doctrine, elle fait frissonner. C'est toujours le
projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce
au ciel, le fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie
politique ne persuade personne. Non, la France
n'est pas méprisable parce que vous la méprisez ;
vous devriez croire en elle, y croire fermement,
vous qui prétendez diriger ses forces. Vous vous
présentez comme médecins, et vous crachez sur
le malade avant même de lui avoir tàté le pouls.
Tout cela, c'est le vertige de la chute. Il y a
bien de quoi égarer les cerveaux les plus solides,
mais tâchons de nous défendre et de nous
ressaisir. Républicains, n'abandonnons pas aux
partisans de l'Empire la défense du principe
d'affranchissement proclamé par nous, exploité
par .eux; ne maudissons pas l'enfant que nous
avons mis au monde, parce qu'il a agi en enfant.
Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre,
vous qui avez le don de la parole, la science des
faits, le sens de la vie pratique. Ce n'est pas aux
21/l JOURNAL d'un voyageur
artistes et aux rêveurs de vous dire comment on
influence ses contemporains dans le sens poli*
tique. Les rêveurs et les artistes n'ont à vous
offrir que l'impressionnabilité de leur nature,
certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand
vous touchez à faux l'instrument qui parle aux
âmes. Nous n'espérons pas renverser des théories
qui ne sont pas les nôtres, qui sç piquent d'être
roieuiç établies ; mais nous nous croyons en rap-
port, à travers le temps et l'espace, avec une
foule de bonnes volontés qui interrogent leur
conscience et qui cherchent sincèrement à se
mettre d'accord avec elle, Ces volontés-là dé-
fendront la cause du peuple, lé suffrage uni-
versel ; elles chercheront avec vous le moyen de
l'éclairer, de lui faire comprendre que l'intérêt
de tous ne se sépare pas de l'intérêt de chacun
N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts
pour arriver à ce but ? Certes vous eussiez dû
commencer par donner l'éducation, mais peut-
être l'ignorant Teût-il refusée. Il ne tenait pas à
son vote alors, et quand on lui disait qu'il en
PENDANT LA GUERRB 215
serait privé s'il ne faisait pas instruire ses en-
fants, il répondait :
— Peu m'importe.
Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier
paysan est jaloux de son droit et dit :
— Si on nous refuse le vote, nous refusions
l'impôt.
C'est un grand pas de fait. Donnez^ui Tia-
struction, il est temps. Fondez une véritable ré-
publique, une liberté sincère, sans arrière-
pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez
aucun genre d'entrave à la pensée, décrétez en
quelque sorte l'idéal, dites sans crainte qu'il est
au-dessus de tout; mais en tendez- vous bien sof
ce mot au-desstiSf et ne lui donnez pas un sens
arbitraire. La république est au-dessus du suf*
frage universel uniquement pour l'inspirer ; elle
doit être la région pure où s'élabore le progrès,
elle doit avoir pour moyens d'application le
respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle
n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas
admettre d'autres. Si elle cherche dans la cons^
216 JOURNAL d'un voyageur
piration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou
le coup de main, dans la guerre civile en un
mot, l'instrument de son triomphe, elle va dis-
paraître pour longtemps encore, et les hommes
égarés qui l'auront perdue ne la relèveront
jamais.
Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se sou-
•
mettre au contrôle du gros bon sens populaire.
Ils ont généralement l'imagination vive, l'espé-
rance obstinée. Ils ont généralement autour
d'eux une coterie ou une petite église qu'ils
prennent pour l'univers, et qui ne leur
permet pas de voir et d'entendre ce qui se
passe, ce qui se dit et se pense de l'autre
côté de leur mur. La plaie qui ronge les
cours, la courtisanerie les porte fatalement à
une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme
prédomine, et le jugement se trouble. Cette
courtisanerie est d'autant plus funeste qu'elle est
la plupart du temps désintéressée et sincère.^J'ai
travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare
que je ne voudrais pas vivre quinze jours entourée
PENDANT LA GUERRE 217
de quinze personnes persuadées que je ne peux
pas me tromper. J-arriverais p.eut-être à me le
persuader à moi-même.
La contradiction est donc hécessaire à la raison
humaine, et quand une de nos facultés étouffe
les autres, il n'y a qu'un remède pour nous re-
mettre en équilibre, c'est' qu'au nom d'une
faculté opposée nous soyons contenus, corrigés
au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de
la France, c'est l'imagination ; c'est par consé-
quent son plus grand péril, la cause de ses excès,
de ses déchirements et de ses chutes. Quand
nous avons demandé avec passion le suffrage
universel, qui est vraiment un idéal d'égalité,
nous avons obéi à l'imagination, nous avons
acclamé cet idéal sans rien prévoir des lourdes
réalités qui allaient le tourner contre nos doc-
trines ; ce fut notre nuit du A août. Il s'est mis
tout d'un coup à représenter l'égoïsmeetlapeur;
il a proclamé l'empire pour se débarrasser de
Tanarchie dont nos dissentiments le menaçaient.
11 n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se
218 JOURNAL d'un voyageur
livrait ; tout au contraire il Fa exagéré jusqu'à lui
donner un blanc-seing pour toutes les erreurs
où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous
irrite aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une
docilité que la république sera heureuse de ren-
contrer quand elle sera dans le vrai.
Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les
masses veulent toujours, obstinément et sans
exception, le repos à tout prix î La guerre d'Italie,
cette généreuse aventure que nous payons si
cher aujourd'hui, ne l'a-t-il pas consentie sans
hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de sang
pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous
en récompenser, et qui d'ailleurs ne s'en soucie
pas? Les masses qui, par confiance ou par en-
gouement; font de pareils sacrifices, de si coû-^
teuses imprudences, ne sont donc pas si abruties
et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste d'atta-^
ohement légendaire pour une dynastie dont le
chef lui avait donné tant de fausse gloire et fait
tant de mal réel n'est-il pas encore une preuve
de la bonté et de la générosité du peuple ? Mau-
PENDANT LA GUERRE 219
dire le peuple, c'est vraiment blasphémer. Il
vaut mieux que nous.
En ce moment, j'en conviens, il ne représente
pas l'héroïsme, il aspire à la paix; il voit sans
illusion les chances d'une guerre où nous
paraissons devoir succomber. Il n'est pas en
train de comprendre la gloire; sur quelques
points, il trahit même le patriotisme. Il aurait
bien des excuses à faire valoir là où l'indis-
cipline des troupes et les exactions des corps
francs lui ont rendu la défense aussi préjudi-
ciable et plus irritante que l'invasion. Entre
deux fléaux, le malheureux paysan a dû cher-
cher quelquefois le moindre sans le trouver.
Généralement il blâme l'obstination que nous
mettons à sauver l'honneur; il voudrait que
Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patrio-
tisme l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi
fouléSj aussi à bout de ressources que lui, le pa-
triotisme nous serait peut-être passablement dif-
ficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves
pareilles à celles du paysan, il est sublime; .
220 JOURNAL d'un voyageur
Pauvre Jacques Bonhomme ! à cette heure de
détresse et d'épuisement, tu es certainement en
révolte contre l'enthousiasme, et, si Ton t'appe-
lait à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour
l'empire, qui a entamé la guerre, ni pour la ré-
publique, qui l'a prolongée. T'accuse et te mé-
prise qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit
de tes fautes je f aimerai toujours ! Je n'oublierai
jamais mon enfance endormie sur tes épaules,
cette enfance qui te fut pour ainsi dire aban-
donnée et qui te suivit partout, aux champs, à
retable, à la chaumière. Us sont tous morts, ces
bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras,
mais je me les rappelle bien, et j'apprécie au-
jourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté,
la douceur, la patience, l'enjouement, la poésie,
qui présidèrent à cette éducation rustique au
milieu de désastres semblables à ceux que nous
subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans
des circonstances difficiles, de la sécheresse et
de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout ailleurs et
plus choquantes, moins pardonnables ! J'ai par-
PENDANT LA GUERRE * 221
t
donné à tous et toujours. Pourquoi donc bou-
derais-je le paysan parce qu'il ne sent pas et ne
pense pas comme moi sur certaines choses ? Il
en est d'autres essentielles sur lesquelles on est
toujours d'accord »vec lui, la probité et la cha-
rité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais
vues s'obscurcir que rarement et très-exception-
nellement. Et quand il en serait autrement,
quand au fond de nos campagnes, où la corrup-
tion n'a guère pénétré, le paysan mériterait tous
les reproches qu'une aristocratie intellectuelle
trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas inno-
centé par l'état d'enfance où on Ta systémati-
quement tenu? Quand on compare le budget de
la guerre à celui de l'instruction publique, on
n'a vraiment pas le droit de se plaindre du pay-
san, quoi qu'il fasse.
22 décembre.
Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou
mort pour ceux qui n'ont pas d'abri, peut-être
222 JOURNAL d'on voyageur
pour les pauvres de Paris, car on dit que le
combustible va manquer. — On déménage Bour-
ges de son matériel. — Petits ^combats dans la
Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa dé-
mission. .Je m'étonne qu'il ne Tait pas déjà
donnée, car, s'il y a des héros dans ces corps de
I
volontaires, il y a aussi, et malheureusement en
grand nombre, d'insignes bandits qui sont la
honte et le scandale de cette guerre, — Toujours
sans nouvelles de nos armées, tranquillité mor-
telle!
23, â4 décembre.
Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris,
de l'armée du Nord et de celle de la Loire. On
est si malheureux, on voit un si effroyable gas-
pillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce
qui devrait réjouir. Quelle triste veillée de Noël !
Je fais des robes de poupée et des jouets pour
le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le
moyen de leur faire de brillantes surprises, et
PENDANT LA GUERRE 223
Tarbre de Noël des autres années exige une fraî-
cheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille
et je couds toute la nuit pour que le père Noël
ne passe pas sur leur sommeil de minuit les
mains vides. Nous étions encore si heureux
Tannée dernière ! Nos meilleurs amis étaient là,
on soupait ensemble, on riait, on s'aimait. Si
quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche
et le prédire, c'eût été comme la foudre tombant
sur la table.
25. dimanche.
La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils
aîné viennent dîner, on tâche de se distraire,
puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore
démenties ou suivies de malheurs nouveaux;
mais on retombe toujours dans l'effroi du lende-
main.
224 JOURNAL d'un voyageur
26.
Les communications sont rétablies entre
Vierzon et Châteauroux. On saura peut-être eafin
ce qui s'est passé par là.
87.
On ne le sait pas. Le froid augmente.
28.
Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent
manger du cheval pendant quarante-cinq jours
encore.
29 décembre.
Il paraît, gn assure, on nous annonce sous
toutes réserves, — c'est toujours la même chose.
Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne
nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à enten-
dre suffit pour mettre l'ennemi au courant de
PENDANT LA GUERRE 225
tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été
sérieux, sans résultats importants, — comme tous
les autres I
30.
Les dépêches sont plus atflrmatives que ja-
mais. L'ennemi paraît reculer ; je crois qu*il se
concentre sur Paris. Il est évident que, sur plu-
sieurs points, malgré nos atroces souffrances,
nous nous battons bien. Là où le courage peut
quelque chose, nous pouvons beaucoup; mais
en dehors des nouvelles officielles il y a This-
toire intime qui se communique de bouche en
bouche, et qui nous révèle des dilapidations
épouvantables au préjudice de nos troupes. Il
est impossible que nous triomphions, impos-
sible !
Savoir cela, le sentir jusqu'à Tévidence, et
apprendre que les Prussiens vont peut-être
bombarder Paris ! Us ont, dit-on, démasqué des
batteries sur l'enceinte — avec perles considé-
13.
226 JOURNAL d'un voyageur
râbles y dit succinctement la dépêche. Pertes
pour qui ?
31 décembre 1870.
Toujours froid glacial. Nous sommes surpris
par ,1a visite de notre ami Sigismond avec son
fils. Ils n'ont pas plus d'illusions que nous, et
nous nous quittons en disant :
— Tout est perdu !
A minuit, j'embrasse mes enfants. Nous som-
mes encore vivants, encore ensemble. L'exé-
crable année est finie ; mais, selon toute appa-
rence, nous entrons dans une pire.
Il est pourtant impossible que tant de malheur
ne nous laisse pas quelque profit moral. Pour
mon compte, je sens que mon esprit a fait un
immense voyage. J'ignore encore ce qu'il y aura
gagné ; mais je ne crois pas qu'il y ait perdu
absolument son temps. lia été obligé de faire de
grands efforts pour se déprendre de certaines
ardeurs d'espérance ; il en a eu de plus grands
PENDANT LA GUERRE ^ 227
encore à faire pour conserver des croyances
dont l'application était un cruel démenti à la vé-
rité. Il n'érigera point en système à son usage
ce qu'il a senti se dégager de vrai au milieu
de ses angoisses. Il voyagera au jour le jour,
comme il a toujours fait. Il regardera toujours
ayidement, peut-être verra-t-il mieux.
Il m'en a coûté des larmes, je l'avoue, pour
reconnaître que, dans cet élan républicain qui
nous avait enivrés, il n'y avait pas assez d'élé-
ments d'ordre et de force. Il eût fallu le savoir,
consentir à se juger soi-même et demander la
paix avec moins de confiance dans la guerre.
L'erreur funeste a été de croire que notre cou-
rage et notre dévouement suffiraient là où il fal-
lait le sens profond de la vie pratique. Nous ne
l'avons pas eu, le gouvernement de Paris n'a pas
pu diriger la France ; ses délégués ne l'ont pas su.
La France est devenue la proie de spéculations
monstrueuses en même temps que l'arjnée en
est la victime. Toute la science politique consis-
tait à distinguer, entre tant de dévouements qui
228 JOURNAL d'un voyageur
s'offraient, les boucs d'avec les brebis. Ceci dé-
passait les forces de deux vieillards, — hommes
d'honneur à coup sûr, mais débordés et abusés
dès les premiers jours, — et celles d'un jeune
homme sans expérience de la vie politique et
sans sagesse suffisante pour se méfier de lui-
même.
Tout serait pardonnable et déjà pardonné,
malgré ce qu'il nous en coûte, si la résolution
de n'en pas appeler à la France n'avait prévalu.
Il s'est produit sourdement et il se produit au-
jourd'hui ouvertement une résistance à notre
consentement qui nous autorise à de suprêmes
exigences. Nous voulons qu'on s'avoue incapable
ou qu'on nous sauve. Nous continuons nos sa-
crifices, nous étouffons nos indignations contre
une multitude d'infamies autorisées ou tolérées,
nous engageons le peuple à attendre, à subir, à
espérer encore ; mais tout empire, et le ton du
parti qui s'impose devient rogue et menaçant.
C'est le commencement d'une fin misérable
dont nous payerons le dommage. La délégation
PENDANT LA GUERRE 229
dictatoriale va finir comme a fini celle de TEm-
pire. La vraie république sauvera-t-elle son prin-
cipe à travers ce cataclysme? — Je le sauve dans
ma conscience et dans mon âme; mais je ne puis
répondre que de moi.
Le roi Guillaume va sans doute écrire une
belle lettre de jour de Tan à sa femme. Rien de
mieux; mais pourquoi les journaux allemands
reproduisent-ils avec enthousiasme ce que le roi
dit à la reine, ce que la reine dit au roi ? C'est
pour l'édification de la chrétienté sans doute,
les rois sont si pieux ! Ils remercient Dieu si
humblement de tout le sang qu'ils font répandre,
de toutes les villes qu'ils brûlent ou bombardent,
de tous les pillages commis en leur nom ! Ils
vont rétablir en Allemagne le culte des saints.
J'imagine que saint Shylock et saint Mandrin
seront destinés à fêter la campagne de France et
le bombardement de Paris.
230 JOURNAL d'un voyageur
Nohant, 1er janvier 1871.
Pas trop battus aujourd'hui; on se défend bien
autour de Paris, Chanzy tient bon et fera, dit-on,
sa jonction avec Faidherbe, que je sais être un
homme de grand mérite. Bourbaki dispose de
forces considérables. On se permet un jour d'es-
pérance ! C'est peut-être le besoin qu'on a de
respirer ; mais que peuvent d'héroïques efforts,
si les cames profondes d'insuccès que personne
n'ignore et que nul n'ose dire augmentent chaque
jour? — Et elles augmentent!
Pour mes étrennes. Aurore me fait une sui^
prise ; elle me chante une romance que sa mère
lui accompagne au piano, et elle la chante très-
bien. Que c'est joli, cette voix de cinq ans!
2 janyier.
On nous dit ce matin qu'une dépêche de
M. Gambetta est dans les mains de l'imprimeur.
PENDANT LA GUERRE 231
qu'elle est très-longue et contient des nouvelles
importantes. Nous l'attendons avec impatience,
lui faisant grâce de beaucoup de lieux communs,
pourvu qu'il nous annonce une victoire ou
d'utiles réformes. Hélas! c'est un discours qu'il
a prononcé à Bordeaux et qu'il nous envoie
comme étrennes. Ce discours est vide et froid.
11 y a bien peu d'orateurs qui supportent la lec-
ture. L'avocat est comme le comédien, il peut
vous émouvoir, vous exalter même avec un texte
banal. Il faut croire que M. Gambetta est un
grand acteur, car il est un écrivain bien mé-
diocre.
• Les nouvelles verbales ou par lettres sont dé-
plorables.
4 janvier.
Lettre de Paris. — Notts voulons bien mourir,
surtout mourir, disent-ils. Ce peu de mots en
dit beaucoup : ils sont désespérés 1... comme
nous.
232 JOURNAL û UN VOYAGEUR
5 janvier.
Plus de nouvelles du tout. On nous annonce
que pendant douze jours il n'y aura plus de
communications à cause d'un grand mouvement
de troupes. Nous allons donc voir des prodiges
d'activité bien entendue ? Il serait temps. — His-
toire non officielle, c'est maintenant la seule qui
soit vraie : le général Bourbaki a refusé la direc-
tion militaire de la dictature et déclaré qu'il
voulait agir librement ou se retirer.
6 janvier.
Échec à Bourgtheroulde. C'est près de Jumié-
ges. Ont-ils ravagé l'intéressante demeure et le
musée de nos amis Cointet? Les barbares res-
pecteront-ils les ruines historiques?
7.
Depuis douze jours, on bombarde Paris. Le
sacrilège s'accomplit. La barbarie poursuit son
PENDANT LA GUERRE 233
œuvre : jusqu'ici elle est impuissante; mais ils
se rapprocheront du but. Ils sont les plus forts,
et la France est ruinée, pillée, ravagée à la fois
par l'ennemi implacable et les amis funestes.
8.
Tempête de neige qui nous force d'allumer à
deux heures pour travailler. Toujours des com-
bats partiels; l'ennemi ne s'étend pas impuné- '
ment. Les soldats que les blessures ou les ma -
ladies nous ramènent nous disent que le Prussien
en personne n'est pas solide et ne leur cause
aucune crainte. On court sur lui sans armes, il
se laisse prendre armé. Ce qui démoralise nos
pauvres hommes, c'est la pluie de projectiles
venant de si loin qu'on ne peut ni l'éviter ni
la prévoir. Notre artillerie, à nous, ne peut at-
teindre à grande distance et ne peut tenir de
près. Il résulte de tout ce qu'on apprend que la
guerre était impossible dès le début, que depuis
tout s'est aggravé effroyablement, et qu'aujour-
23/i JOURNAL d'un voyageur
d'hui le mal est irréparable. — Pauvre France!
il faudrait pourtant ouvrir les yeux et sauver ce
qui reste de toi !
Lundi 9.
Neige épaisse, blanche, cristallisée, admirable.
Les arbres, les buissons, les moindres brous-
sailles sont des bouquets de diamants : à un
moment, tout est bleu. Chère nature, tu es belle
en vain! Je te regarde comme te regardent
les oiseaux, qui sont tristes parce qu'ils ont
froid. Moi, j'ai encore un bon feu qui m'attend
dans ma chambre, mais j'ai froid dans le cœur
pour ceux qui n'ont pas de feu, et, chose bizarre,
mon corps ne se réchauffe pas. Je me brûle les
mains en me demandant si je suis morte, et si
l'on peut penser et souffrir étant mort.
Rouen se justifie et donne un démenti formel
à ceux qui l'ont accusé de s'être vendu. J'en
étais sûre !
PENDANT LA GUERRE 235
10 janvier.
C'est l'anniversaire d'Aurore. Sa sœur vient à
bout de lui faire un bouquet avec trois fleurettes
épargnées par la gelée dans la serre abandonnée.
Triste bouquet dans les petites mains roses de
Gabrielle! Elles s'embrassent follement, elles
s'aiment, elles ne savent pas qu'on peut être
malheureux. Nos pauvres enfants ! nous tâche-
rons de vivre pour elles ; mais nous ne pourrions
plus le leur promettre. Maurice ne veut à aucun
prix s'éloigner du danger. Nous y resterons, lui
et moi, car je ne veux pas le quitter. Je le lui
promets pourtant, mais je ne m'en irai pas. Du
moment que cela est décidé avec moi-même, je
suis très-calme.
On annonce des victoires sur tous les points.
Faut-il encore espérer? Nous le voulons bien,
mon Dieu !
236 JOURNAL d'un voyageur
Mercredi 11.
La neige est toujours plus belle. Aurore en est
très-frappée et voudrait se coucher dedans ! Elle
dit qu'elle irait bien avec les soldats pour jouir
de ce plaisir-là. Comme l'enfance a des idées
cruelles sans le savoir !
Elle entend dire qu'il faudrait cacher ce que
l'on a de précieux; elle passe la journée à cacher
ses poupées. Cela devient un jeu qui la pas-
sionne.
Jeudi lâ.
A présent ils bombardent réellement Paris.
Les bombes y arrivent en plein. — Des malades,
des femmes, des enfants tués. — Deux mille
obus dans la nuit du 9 au 10, — sans somma-
tion !
PENDANT'LA GUERRE 237
Vendredi 13.
Mauvaises nouvelles de Chanzy. Il a été hé-
roïque et habile, tout Taf firme ; mais il est forcé
de battre en retraite.
14.
Un ballon est tombé près de Châteauroux; les
aéronautes ont dit que hier le bombardement
s'était ralenti. — Chanzv continue sa retraite.
15 janvier.
Rien, qu'une angoisse à rendre fou !
16.
La peste bovine nous arrive. Plus de marchés.
Beaucoup de gens aisés ne savent avec quoi
payer les impôts. Les banquiers ne prêtent plus,
et les ressources s'épuisent rapidement. La gêne
ou la misère est partout. Un de nos amis qu
238 JOURNAL d'un voyageur
blâme les retardataires finit par nous avouer que
ses fermiers ne le payent pas, que ses terres lui
coûtent au lieu de lui rapporter, et que s'il n'eût
fait durant la guerre un petit héritage, dont il
mange le capital, il ne pourrait payer le per-
cepteur. Tout le monde n'a pas un héritage à
point' nommé. Comme on le mangerait de bon
cœur en ce moment où tant de gens ne mangent
pas!
On admire la belle retraite de Chanzy, mais
c'est une retraite 1
17 janvier.
Notre ami Girerd, préfet de Nevers, est des-
titué pour n'avoir pas approuvé la dissolution
des conseils généraux. Il avait demandé au con-
seil de son département un concours qui lui a
été donné par les hommes de toute opinion avec
un patriotisme inépuisable. 11 n'a pas compris
pourquoi il fallait faire un outrage public à des
gens si dévoués et si confiants. On lui a envoyé
PENDANT LA GUERRE 239
t
sa destitution par télégramme. Il a répondu par
télégramme avec beaucoup de douceur et d'es-
prit :
— Mille remerctments !
Il n'a pas fait d'autre bruit, mais l'opinion
lui tiendra compte de la dignité de sa conduite ;
ces mesures révolutionnaires sont bien intem-
pestives, et dans l'espèce parfaitement injustes.
La délégation est malade, elle entre dans la phase
de la méfiance.
Dégel, vent et pluie. Tous les arbustes d'or-
nement sont gelés. Les blés, si beaux naguère,
ont l'air d'être perdus. Encore cela? Pauvre
paysan, pauvres nous tous !
Nous avons des nouvelles du camp de Nevers,
qui a coûté tant de travail et d'argent. Il n'a
qu'un défaut, c'est qu'il n'existe pas. Comme
celui d'Orléans, il était dans une situation im-
possible. On en fait un nouveau, on dépense
encore vingt-cinq millions pour acheter un ter-
rain, le plus cher et le plus productif du pays.
Le général, l'état-major, les médecins sont là,
2/iO JOURNAL D*UN VOYAGEUR
logés dans les châteaux du pays ; mais il n'y a
pas de soldats, ou il y en a si peu qu'on se de-
mande à quoi sert ce camp. Les officiers sont
dévorés d'ennui et d'impatience. Il y a tantôt
trois mois que cela dure.
18.
Le bombardement de Paris continue ; on a le
cœur si serré qu'on n'en parle pas, même en
famille. Il y a de ces douleurs qui ne laissent
pas de place à la réflexion, et qu'aucune parole
ne saurait exprimer.
Jules Favre, assistant à l'enterrement de pau-
vres enfants tués dans Paris par les obus, a dit :
a Nous touchons à la fin de nos épreuves. »
Cette parole n'a pas été dite à la légère par un
homme dont la profonde sensibilité nous a frap-
pés depuis le commencement de nos malheurs.
Croit-il que Paris peut être délivré ? Qui donc le
tromperait avec cette. illusion féroce? ignore-t-il
que Chanzy a honorablement perdu la partie, et
'9T
PENDANT LA GUERRE 241
que Bourbaki, plus près de l'Allemagne que de
Paris, se heurte bravement contre l'ennemi et
ne l'entame pas ? Je crois plutôt que Jules Favre
voit la prochaine nécessité de capituler, et qu'il
espère encore une paix honorable.
Ce mot honorable y qui est dans toutes les
bouches, est, comme dans toutes les circon-
«
stances où un mot prend le dessus sur leî idées,
celui qui a le moins de sens. Nous ne pouvons
pas faire une paix qui nous déshonore après une
guerre d'extermination acceptée et subie si cou-
rageusement depuis cinq mois. Paris bombardé
depuis tant de jours et ne voulant pas encore se
rendre ne peut pas être déshonoré- Quand même
le Prussien cynique y entrerait, la honte serait
pour lui seul. La paix, quelle qu'elle soit, sera
toujours un hommage rendu à la France, et plus
elle sera dure, plus elle marquera la crainte que
la France vaincue inspire encore à l'ennemi.
C'est ruineuse qu'il faut dire. Ils nous deman-
deront surtout de l'argent, ils l'aiment avec pas-
sion. On parle de trois, de cinq, de sept mil-
14
242 JOURNAL d'un voyageur
liards. Nous aimerions mieux en donner dix que
de céder des provinces qui sont devenues notre
chair et notre sang. C'est là où l'on sent qu'une
immense douleur peut nous atteindre. C'est
pour cela que nous n'avons pas reculé devant
une lutte que nous savions impossible, avec
un gouvernement captif et une délégation dé-
bordée; mais, fallût-il nous voir arracher ces
provinces à la dernière extrémité, nous ne se-
rions pas plus déshonorés que ne l'est le blessé
à qui un boulet a emporté un membre.
Non, à l'heure qu'il est, notre honneur natio-
nal est sauvé. Que l'on essaye encore pour l'hon-
neur de perdre de nouvelles provinces, que les
généraux continuent le duel pour l'honneur,
c'est une obstination héroïque peut-être, mais
que nous ne pouvons plus approuver, nous qui
savons que tout est perdu. La partie ardonte et
généreuse de la France consent encore à souf-
frir, mais ceux qui répondent de ses destinées
ne peuvent plus ignorer que la désorganisation
est complète^ qu'ils ne peuvent plus compter sur
PENDANT LA GUERRE 2/i3
rien. Il le reconnaissent entre eux, à ce qu'on
assure.
Les optimistes sont irritants. Ils disent que la
guerre commence, que dans six mois nous se-
rons à Berlin ; peut-être s'imaginent-ils que nous
y sommes déjà. Pourtant, comme ils disent tous
la même chose, dans les mêmes termes, cela
ressemble à un mot d'ordre de parti plus qu'à
une illusion. Ériger l'illusion en devoir, c'est
entendre singulièrement le patriotisme et l'a-
mour de l'humanité. Je ne me crois pas forcée
de jouer la comédie de l'espérance, et je plains
ceux qui la jouent de bonne foi ; ils auront un
dur réveil.
Il serait curieux de savoir par quelle fraction
du parti républicain nous sommes gouvernés en
ce moment, en d'autres termes à quel parti ap-
partient la dictature des provinces. MM. Cré-
mieux et Glais-Bizoin se sont renfermés jusqu'à
présent dans leur rôle de ministres ; je ne les
crois pas disposés à d'autres usurpations de pou-
voir que celles qui leur seraient imposées par le
244 JOURNAL d'un voyageur
gouvernement de Paris. Or le gouvernement de
Paris paraît très-pressé de se débarrasser de son
autorité pour en appeler à celle du pays. Malgré
les fautes commises, — Tabandon téméraire des
négociations de paix en temps utile, le timide
ajournement des élections à l'heure favorable,
— on voit percer dans tout ce que Ton sait de sa
conduite le sentiment du désintéressement per-
sonnel, la crainte de s'ériger en dictature et
d'engager l'avenir. La faiblesse que semblent lui
reprochçr les Parisiens, exaltés par le malheur,
est probablement la forme que revêt le profond
dégoût d'une trop lourde responsabilité, peut-
être aussi une terreur scrupuleuse en face des
déchirements que pourrait provoquer une auto-
rité plus accusée. A Bordeaux, il n'en est plus
de même. Un homme sans lassitude et sans
scrupule dispose de la France. C'est un honnête
homme et un homme convaincu, nous le
croyons ; mais il est jeune, sans expérience, sans
aucune science politique ou militaire : l'activité
ne supplée pas à la science de l'organisation. On
PENDANT LA GUERRE 245
ne peut mieux le définir qu'en disant que c'est
un tempérament révolutionnaire. Ce n'est pas
assez ; toutes les mesures prises par lui sont la
preuve d'un manque de jugement qui fait avor-
ter ses efforts et ses intentions.
Ce manque de jugement explique l'absence
d'appréciation de soi-même. C'est un grand
malheur de se croire propre à ui^e tâche déme-
surée, quand on eût pu remplir d'une manière
utile et brillante un moindre rôle. Il y a eu là un
de ces enivrements subits que produisent les
crises révolutionnaires, un de ces funestes ha-
sards de situation que subissent les nations mor-
tellement frappées, et qui leur portent le dernier
coup; mais à quel parti se rattache ce jeune
aventurier politique? Si je ne me trompe, il
n'appartient à aucun, ce qui est une preuve
d'intelligence et aussi une preuve d'ambition. Il
a donné sa confiance, les fonctions publiques et,
ce qui est plus grave, les affaires du pays à tous
ceux qui sont venus s'offrir, les uns par dévoue-
ment sincère, les autres pour satisfaire leurs
14.
2i6 JOURNAL d'on voyageur
■
mauvaises passions ou pour faire de scandaleux
profits. lia tout pris au hasard, pensant que tous
les moyens étaient bons pour agiter et réveiller
la France, et qu'il fallait des hommes et de l'ar-
gent à tout prix. Il n'a eu aucun discernement
dans ses choix, aucun respect de l'opinion pu-
blique, et cela involontairement, j'aime à lé
croire, mais aveuglé par le principe « qui veut
la fin veut les moyejis. » Il faut être bien enfant
pour ne pas savoir, après tant d'expériences ré-
centes, que les mauvais moyens ne conduisent
jamais qu'à une mauvaise fin. Comme il a cher-
ché à se constituer un parti avec tout ce qui
s'est offert, il serait difficile de dire quelle est
la règle, quel est le système de celui qu'il a
réussi à se faire; mais ce parti existe et fait très-
bon marché des sympathies et de la confiance
du pays. Il y a un parti Gambetta, et ceci est la
plus douloureuse critique qu'on puisse faire
d'une dictature qui n'a réussi qu'à se constituer
un parti très-restreint, quand il fallait obtenir
l'adhéâion d'un peuple. On ne fera plus rien en
PENDANT LA GUERRE 247
France avec cette étroitesse de moyens. Quand
tous les sentiments sont en effervescence et tous
les intérêts en péril, on veut une large applica-
tion de principes et non le détail journalier d'es-
sais irréfléchis et contradictoires qui caractérise
la peftite politique. J'espère encore, j'espère pour
ma dernière consolation en cette vie que mon
pays, en présence de tant de factions qui le di-
visent, prendra la résolution de n'appartenir à
aucune et de rester libre, ptst-à-dire républi-
cain. Il faudra donc que le parti Gambetta se
range, comme les autres, à la légalité, au con-
sentement général, ou bien c'est la guerre civile
sans frein et sans issue, une série d'agitations et
de luttes qui seront très-difficiles à comprendre,
car chaque parti a son but personnel, qu'il n'a-
voue qu'après le succès. Les gens de bonne foi
qui ont des principes sincères sont ceux qui
comprennent le moins des événements atroces
comme ceux des journées de juin. Plus ils sont
sages, plus le spectacle de ces délires les décon-
certe.
248 JOURNAL d'un voyageur
L'opinion républicaine est celle qui compte le
plus de partis, ce qui prouve qu'elle est Topi-
nion la plus générale. Comment faire, quel mi-
racle invoquer pour que ces partis ne se dévo-
rent pas entre eux, et ne provoquent pas des
réactions qui tueraient la liberté? Quel est celui
qui a le plus d'avenir et qui pourrait espérer
se rallier tous les autres ? C'est celui qui aura la
meilleure philosophie, les principes les plus
sûrs, les plus humains, les plus larges ; mais le
succès lui est promis à une condition, c'est qu'il
sera le moins ambitieux de pouvoir personnel,
et que nul ne pourra l'accuser de travailler pour
lui et ses amis.
Le parti Gambetta ne présente pas ces chances
d'avenir, d'abord parce qu'il ne se rattache à au-
cun corps de doctrines, ensuite parce qu'il s'est
recruté indifféremment parmi ce qu'il y a de
plus pur et ce qu'il y a de plus taré, et que dès
lors les honnêtes gens auront hâte de se séparer
des bandits et des escrocs. Ceux-ci disparaîtront
quand l'ordre se fera, mais pour reparaître dans
PENDANT LA GUERRE 249
les jours d'agitation et se retrouver coude à
coude avec les hommes d'honneur, qu'ils traite-
ront de frères et d'amis, au grand déplaisir de
ces derniers. Ces éléments antipathiques que
réunissent les situations violentes sont une
prompte cause de dégoût et de lassitude *pour
les hommes qui se respectent. M. Gambetta,
honnête homme lui-même, éclairé plus tard par
l'expérience de la vie, sera tellement mortifié du
noyau qui lui restera, qu'il aura peut-être autant
de soif de l'obscurité qu'il en a maintenant de la
lumière. En attendant, nous qui subissons le
poids de ses fautes et qui le voyons aussi mal
renseigné sur les chances d'une guerre à ou-
trance que l'était Napoléon III en déclarant cette
guerre insensée, nous ne sourions pas à sa for-
tune présente, et, n'était la politesse, nous ri-
rions au nez de ceux qui s'en font les adorateurs
intéressés ou aveuglés.
C'est un grand malheur que ce Gambetta ne
soit pas un homme pratique, il eût pu acquérir
une immense popularité et réunir dans un même
250 JOURNAL d'un voyageuf.
sentiment toutes les nuances si tranchées, tà.
hostiles les unes aux autres, des partisans de la
république. Au début, nous l'avons tous accueilli
avec cette ingénuité qui caractérise le tempéra-
ment national. C'était un homme nouveau, per-
sonne ne lui en voulait. On avait besoin de
croire en lui. Il est descendu d'un ballon frisant
les balles ennemies, incident très-dramatique,
propre à frapper l'imagination des paysans. Dans
nos contrées, ils voulaient à peine y croire, tant
ce voyage leur paraissait fantastique ; à présent,
le prestige est évanoui. Ils ont ouï dire qu'une
quantité de ballons tombaient de tous côtés, ils
ont reçu par cette voie des nouvelles de leurs
absents, ils ont vu passer dans les airs ces
étranges messagers. Ils se sont dit que beau-
coup de Parisiens étaient aussi hardis et aussi
savants que M. Gambetta, ils ont demandé avec
une malignité ingénue s'ils venaient pour le
remplacer. Au début, ils n'ont fait aucune ob-
jection contre lui. Tout le monde croyait à une
éclatante revanche ; tout le monde a tout donné.
PENDANT LA GUERRE 251
De son côté le dictateur semblait donner des
preuves de savoir-faire en étouffant avec une
prudence apparente les insurrections du Midi;
les modérés se réjouissaient, car les modérés
ont la haine et la peur des rouges dans des pro-
portions maladives et tant soit peu furieuses.
C'est à eux que le vieux Lafayette disait autre-
fois :
— Messieurs, je vous trouve enragés de modé-
ration.
Les modérés gambettistes sont un peu embar-
rassés aujourd'hui que la dictature commence à
casser leurs vitres, le moment étant venu où il
faut faire flèche de tout bois. Les rouges d'ail-
leurs sont dans l'armée comme les légitimistes,
comme les cléricaux, comme les orléanistes.
Évidemment les rouges sont des hommes comme
les autres, ils se battent comme les autres, et il
faudra compter avec leur opinion comme avec
celle des autres. Ce serait même le moment
d'une belle fusion, si, par tempérament, les
rouges n'étaient pas irréconciliables avec tout ce
252 JOURNAl. 0*UN VOYAGEUR
qui n'est pas eux7mêmes ; c'est le parti de l'or-
gueil et de l'infaillibilité. A cet effet, ils ont in-
venté le mandat impératif que des hommes d'in-
telligence, Rochefort entre autres, ont cru devoir
subir, sans s apercevoir que c'était la fin de la
liberté et l'assassinat de l'intelligence!
Les rouges! c'est encore un mot vide de sens.
Il faut le prendre pour ce qu'il est : un drapeau
d'insurrection ; mais dans les rangs de ce parti
il y a des hommes de mérite et de talent qui de-
vraient être à sa tète et le contenir pour lui con-
server l'avenir, car ce parti en a, n'en déplaise
aux modérés, c'est même probablement celui
qui en a le plus, puisqu'il se préoccupe de l'ave-
nir avec passion, sans tenir compte du présent.
Qu'on fasse entrer dans ses convictions et dans
ses mœurs, un peu trop sauvages, le respect
matériel de la vraie légalité, et, de la confusion
d'idées folles ou généreuses qu'il exhale pêle-
mêle, sortiront des vérités qui sont déjà recon-
nues par beaucoup d'adliérents silencieux, en-
nemis, non de leurs doctrines, mais de leurs
PENDANT LA GUERRE 253
façons d'agir. Une société fondée sur le res-
pect inviolai)le du principe d'égalité, repré-
senté par le suffrage universel et par la liberté
de la presse, n'aurait jamais rien à craindre des
impatients, puisque leur devise est liberté^
égalité : je ne sais s'ils ajoutent fraternité : dans
ces derniers temps, ils ont perdu par la violence,
la haine et l'injure, le droit de de se dire nos
frères.
N'importe! une société parfaitement soumise
au régime de l'égalité et préservée des excès par
la liberté de parler, d'écrire et de voter, aurait
dès lors le droit de repousser l'agression de ceux
qui ne se contenteraient pas de pareilles insti-
tutions, et qui revendiqueraient le droit mons-
trueux de guerre civile. Il faut que les modérés
y prennent garde ; si les insurrections éclatent
parfois sans autre cause que l'ambition de quel-
ques-uns ou le malaise de plusieurs, il n'en est pas
de même des révolutions, et les révolutions ont
toujours pour cause la restriction apportée
une liberté légitime. Si, par crainte des émeu
15
254 JOURNAL d'un voyageur
tes, la société républicaine laisse porter atteinte
à la liberté de la parole et de l'association, elle
fermera la soupape de sûreté, elle ouvrira la
carrière à de continuelles révolutions. M. Gam-
betta paraît l'avoir compris en prononçant quel-
ques bonnes paroles a propos de la liberté des
journaux dans ce trop long et trop vague dis-
ecmrs du 1" janvier, dont je me plaignais peut-
être trop vivement l'autre jour. S'il a cette
ferme convîetîon que la liberté de la presse doit
être respectée jusque dans ses excès, s'il désa-
voue les actes arbitraire* de quelques-uns de ses
préfets, il respectera sans^ doute également le
suffrage universel. Ceci ne fera pas le compte
de tous ses partîsans, mais j'imagine qu'il n'est
pas homme à sacrifier les principes aux cir-
constances.
Je lui souhaite de tie pas perdre la tête à
l'heure décisive, et je regrette de le voir passer
à Tétât de fétiche, ce qui est le danger mortel
pour tous les souverains de ce monde»
t>EirDAKT LA GUERRE ^55
1 9 janvier.
On a des nouvelles de Paris du 16. Le bom-
bardement nocturne continue. — Nocturne est
un raffinement. On veut être sûr que les gens
seront écrasés sous leurs maisons. On assure
pourtant que le mal n'est pas grand. Lisez qu'A
n'est peut-être pas proportionné à la quantité
de projectiles lancés et à la soif de destruction
qui dévore le saint empereur d'Allemagne;
mais il est impossible que Paris résiste long-
temps ainsi, et il est monstrueux que nous le
laissions résister, quand nous savons que nos
armées reculent au lieu d'avancer.
Du côté de Bourbaki, l'espoir s'en va com-
plètement malgré de brillants faits d'armes qui
tournent contre nous chaque fois.
20.
Nos généraux ne Combattent plus que pour
jouter. Ils n'ont pas la franchise de d'Aurelle de
PaladhieSj qui a osé dire la vérité pour sauver
256 JOURNAL d'un voyageur
son armée. Ils craignent qu'on ne les accuse de
lâcheté ou de trahison. La situation est horrible,
et elle n'est pas sincère !
Le temps est doux, on souffre moins à Paris ;
mais les pauvres ont-ils du charbon pour cuire
* leurs aliments? — On est surpris qu'ils aient
■
encore des aliments. Pourquoi donc a-t-on
ajourné l'appel au pays il y a trois mois, sous
prétexte que Paris ne pouvait supporter vingt
' et un jours d'armistice sans ravitaillement ? Le
gouvernement ne savait donc pas ce que Paris
possédait de vivres à cette époque? Que de
questions on se fait, qui restent forcément sans
réponse !
Tours est pris par les Prussiens.
22 et 23.
Toujours plus triste, toujours plus noir, Paiîs
toujours bombardé 1 on a le cœur dans un ét£....
Quelle morne désespérance î on aurait entvie de
PENDANT LA GUERRE 257
*
prendre une forte dose d'opium pour se rendre
indifférent par idiotisme. — Non! on n'a pas
le droit de ne pas souffrir. Il faut savoir, il fau-
dra se souvenir. Il faut tâcher de comprendre
à travers les ténèbres dont on nous enveloppe
systématiquement. A en croire les dépêches of-
ficielles, nous serions victorieux tous les jours
et sur tous les points. Si nous avions tué tous
les morts qu'on nous signale, il y a longtemps
que l'armée prussienne serait détruite; mais,
à la fin de toutes les dépèches, on nous glisse
comme un détail sans importance que nous
avons perdu encore du terrain. Quel régime
moral que le compte rendu journalier de cette
tuerie réciproque ! Il y a des mots atroces qui
sont passés dans le style officiel :
— Nos pertes sont insignifiantes^ — nos pertes
S07itpeu considérables.
Les jours de désastre, on nous dit avec une
touchante émotion :
— Nos pertes sont sensibles
Mais pour nous consoler on ajoute que celles
258 • JOURNAL d'un voyageur
de l'ennemi sont sérieuses, et le pauvre monde
à l'affût des nouvelles, va se coucher content,
l'imagination calmée par le rêve de ces cadavres
qui jonchent la terre de France I
24 janvier.
Nos trois corps d*armée sont en retraite. Les
Prussiens ont Tolirs, Le Mans ; ils auront bien-
tôt toute la Loire. Ils payent cher leurs avantages,
ils perdent beaucoup d'hommes. Qu'importe au
roi Guillaume? l'Allemagne lui en donnera d'au-
tres. Il la consolera de tout avec le butin, l'Al-
lemand est positif ; on y perd un frère, un fils,
mais on reçoit une pendule, c'est une conso-
lation.
Paris se bat, sorties héroïques, désespérées. —
Mon Dieu, mon Dieu ! nous assistons à cela.
Nous avons donné, nous aussi, nos enfants et
nos frères. Varus, qu'as-tu fait de nos légions?
Encore une nomination honteuse dans les
journaux ; l'impudeur est en progrès.
PENDANT LA GUERUE 259
25 janvier.
Succès de Garibaldi à fiîjoft. ïl y à îk, je ne
iSàis où, mais sous les ôîdreô du héros de ^Italie,
un autre Italien moins enfant, moins crédule,
moins dupe de certains associés, le doux et in-
trépide FrâpôUi, grand-maître de là hlaçonnè-
fie italienne, qui, dès le commericemenl de la
guerre, est venu noua apporter sa science, son
dévouement, sa bravoure. Personne ttfe p&rle de
lui, c'est à peine si un journal Ta nommé. Il
n'a pas écrit une ligne, il ne s'est même pas
rappelé à ses amis. Modeste, pur et humain
comme Barbes, il agit et s'effece^ — ^t il y à eu
dans certains journaux des éloges pour de ceb*
tains éhontés qu'on a nommés à de hauts gra-
des en dépit des avertissements de la pressé
mieux renseignée. Malheur! tout est souillé^
tout tombe en dissolution. Le mépris de l'opl*
mon semble érigé en système.
260 JOURNAL d'un voyageur
26 janvier.
Encore une levée, celle des conscrits par aur
ticipation. On a des hommes à n'en savoir que
faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir,
et qui seront à peine bons pour se battre dans
six mois; ils ne le seront jamais, si on con-
tinue à ne pas les exercer et à ne les armer
qu'au moment de les conduire au feu. Mon troi-
sième petit-neveu vient de s'engager.
27.
Visites déjeunes officiers de mobilisés, enfants
de nos amis du Gard. Ils sont en garnison dans
le pays on ne peut plus mal, et né faisant abso-
lument rien, comme les autres. Ghâteauroux
regorge de troupes de toutes armes qui vont
et viennent, on ne saura certainement jamais
pourquoi. A La Châtre, on a de temps en
temps un passage annoncé; on commande le
PENDANT LA GUERRE 261
pain, il reste au compte des boulangers. L'ia-
tendance a toujours un règlement qui lui .défend
de payer. D'autres fois la troupe arrive à Tim-
proviste, on n'a reçu aucun avis, le pain man-
que. Heureusement les habitants de La Châtre
pratiquent l'hospitalité d'une manière admira-
ble ; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la
viande à discrétion : ils coucheraient sur la
paille plutôt que de ne pas donner de lit à leur
hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les
villes à bout de ressources les jeunes troupes
*
souffrent parfois cruellement, et on s'étonne de
leur résignation. Le découragement s'en mêle.
Subir tous les maux d'une armée en campagne
et ne recevoir depuis trois et quatre mois au-
cune instruction militaire, c'est une étrange
manière de servir son pays en l'épuisant et
s'épuisant soi-même.
Un peu de fantaisie vient égayer un instant
notre soirée, c'est une histoire qui court le
pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont en-
vahi le département, c'est-à-dire qu'ils en ont
15.
262 JOURNAL d'un voyageur
franchi la limite pour demander de la bière et
du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont de-
mandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils
étaient dans l'Indre, ils se sont retirés en toute
hâte, disant qu'il leur était défendu d'y entrer,
et que ce département ne serait pas envahi à
cause du château de Valençay, le duc ayant
obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au
service du roi, qu'on respecterait ses propriétés.
Il y a déjà quelque temps que cette histoire
court dans nos villages. Les habitants de Valen^
çay ont dit que si tes Prussiens respectaient
seulement les biens de leur seigneur et rava-
geaient ceux du paysan, ils brûleraient le châ-
teau.
Il y a quelque chose qu'on dit être vrdi au
fond de ce roman, c'est que le duc de Valençay
aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer
et de faire partir les objets précieux, et que, peu
après, il aurait donné l'ordre de tout laisser en
place. Qu'on lui ait promis en Prusse» de respec-
ter son domaine seigneurial, cela ert ÎQlt pos-
• PENDANT LA GUERRE 263
sible ; mais que cette promesse se soit étendue
au département, c'est ce que nous ne Croirons
jamais, malgré la confiance qu'elle inspire Mx
amateurs de merveilleux.
28 janvier.
Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant,
Dieu merci ! Par une chance inespérée, à cette
date nous n'avions ni morts ni malades parmi
nos amis ; mais depuis * treize jours de bombar-
dement, de froid et peut-être de famine de plus!
— Mon bon Plan chut m'écrit quHl mange sa pail-
lasse^ c'est-à-dire que le pain de Paris est fait
de paille hachée. Il me donne des nouvelles de
tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne aussi
de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un
obus dans les reins. Le 15, on jouait François
le Champi au profit d'une ambulance. Cette
pièce, jouée pflur la première fois en 49, sous
la République,'^a la singulière destinée d*étre
jouée encore sous le bombardement. Une bôN
geriel
264 JOURNAL d'un voyageur
Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veu-
lent pas se plaindre, ils ne veulent souffrir de
rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher
petit enfant mord à belles dents dans les mets
les plus étranges. On a été forcé de l'emporter
la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur
sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été
de toutes les sorties comme volontaires. D'autres
excellents, artistçs sont aussi sur la brèche, les
hommes aux remparts, les femmes aux ambu-
lances. Tous sont déjà habitués aux obus et les
méprisent. Les gamins courent après. Paris est
admirable, on est fier de lui !
28 au soir.
Mais les exaltés veulent le mater, le livrer
peut-être. 11 y a encore eu une tentative contre
l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes natio-
naux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce
parti, si c'en est un, se suicide. De telles provo-
cations dans un pareil moment sont criminelles
PENDANT LA GUERRE 265
et la première pensée qui se présente à Tesprit
est qu'elles sont payées par la Prusse. On saura
plus tard si ce sont des fous ou des traîtres.
Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la
tuerie : ce ne sont pas des Français, ou ce ne
sont pas des hommes.
On parle d'armistice et même de capitulation.
Ces émeutes rendent peut-être la catastrophé
inévitable. Les journaux anglais annoncent la fin
de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux
s'en émeut et nous défend d'y croire. Ne lui en
déplaise, nous, n'y croyons que trop. La misère
doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos
amis ont beau nous le dissimuler, cela devient
évident. Le bois manque, le pain va manquer.
L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce
qui reste de bandits à Paris, — et il en reste
toujours, — pour piller les vivres et peut-être
les maisons. La majorité de la garde nationale
paraît irritée et blâme la douceur du général
Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur
de Paris à sa place. Est-ce Ténergie, est-ce la
266 , JOURNAL d'un voyagèdr
patience qui peuvent sauver une pareille situa-
tion?— Elle est sans exemple dans Thistoire.
Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en
brûlant Paris? On ne ferme pas Toeil de la nuit,
on voudrait être mort jusqu'à demain, — et
peut-être que demain ce sera pire !
DimaDche 29 janvier.
C'en esif fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne
prononce pas encore ce mot-là. Un armistice est
signé pour vingt et un jours. Convocation d'une
assemblée de députés à Bordeaux : c'est Jules
Favre qui a traité à Versailles. On va procéder à
la hâte aux élections. On ne sait rien de plus. Y
aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris af-
famé? car il est affamé, la chose est claire à pré-
sent! La paix sortira-t-elle de cette suspension
d'armes? Pourrons-nous communiquer avec
Paris? A quelles conditions a-ton obtenu ce
sursis au bombardement ? Il est impossible que
l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de
PENDANT LA GUERRE 267
plusieurs forts. Il n'y a pas d'illusion à conser-
ver. Cela devait finir ainsi 1 L'émeute a dû être
plus grave qu'on ne Ta avoué. Les Prussiens
en profitent. Malheureux agitateurs ! que le dé-
sastre, la honte et le désespoir du pays vous
étouffent, si vous avez une conscience!
Le désordre et le dégoût où Ton a jeté la
France rendaient notre perte inévitable. Mais
fallait-il laisser dire à nos ennemis :
— Ce peuple insensé se livre lui-même ! Los
haines qui le divisent ont fait plus que nos bou*-
lets, plus que la famine elle-même !
Ahl mécontents de Paris, vous qui accusez
vos chefs de trahison, et vous aussi qui les
abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie
des émeutiers, si les choses sont comme elles
paraissent, vous êtes tous bien coupables, mais
si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on
tâchera d'arracher de son cœur cette page de
votre histoire pour ne se rappeler que cinq mois
de patience, d'union, d'héroïsme véritable!
On vous plaint et on vous aime tous quand
208 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
même : vous n'êtes plus écrasés par les bombes,
vos pauvres enfants vont avoir du pain. On
respire en dépit d'une douleur profonde, et on
veut la paix, — oui, la paix au prix de notre
dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette
torture ! Quant à moi, il était au-dessus de mes
forces de la contempler plus longtemps, et
j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre
ceux qui reprochent à votre gouvernement
d'avoir cédé devant- l'horreur de vos souffran-
ces. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure
et on aime : arrière ceux qui maudissent!
Janvier,
A présent nous savons pourquoi Pans a dû
subir si brusquement son sort. Encore une fois
nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles
de l'Ouest et du Nord sont en retraite, celle de
l'Est est en déroute. Le malheureux Bourbaki,
harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons
et les reproches de la dictature de Bordeaux,
PENDANT LA GUERRE 269
s'est brûlé la cervelle. Aucune dépêche ne nous
en a informés, les journaux que nous pouvons
nous procurer le disent timidement dans un
entrefilet. Mais on le sait trop à Versailles, et
devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout
espoir.
Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne
trahissait pas qui s'est tué pour ne pas survivre
à la défaite !
31 janvier.
Dépêche officielle. — Aleajacta est ! La dicta-
ture de Bordeaux rompt avec celle de Paris. Il
ne lui manquait plus, après avoir livré par ses
fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer
la guerre civile, par une révolte ouverte contre
le gouvernement dont il est le délégué ! Peuple,
tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il
faut 'attendre des pouvoirs irresponsables! Tu
en as sanctionné un qui t'a jeté dans cet abîme,
tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanc-
270 JOURNAL d'un voyageur
tionné du tout et qui t'y plonge plus avant, grâce
au souverain mépris de tes droits» Deux ma-
lades, un somnambule et un épileptique, vien-
nent de consommer ta perte. Relève-toi, si tu
peux !
tt L'occupation des forts de Paris par les
Prussiens, dit cette curieuse dépêche, semble in-
diquer que la capitale a été rendue en tant que
place forte. La convention qui est intervenue
semble avoir surtout pour objet la formation et
la nomination d'une assemblée.
a La politique soutenue et pratiquée par le
ministre de l'intérieur et de la guerre est tou-
jours la même : guerre à outrance^ résistance
jusqu'à complet épuisement! »
Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple ?
Le complet épuisement est prévu, inévitable, et
le voilà décrété 1
a Employez donc toute votre énergie, dit la
dépêche en s'adressant à ses préfets» à mainte-
nir le moral des populations ! »
Le moyen est subUme ! Promettez-leur le com-
PENflAWT L\ GUERRE 271
j^let épuisement ! Voilà tout m que vous avez à
leur offrir. Eh bi^n î c'est déjà fait. Vous avez
tout prisj, et cela ne vous a servi à rien. Il faut
aviser au moyen de vider deux fois chaque
bourse vide et de tuer une seconde fois chaque
homme mort !
Viennent ensuite des ordres relatifs à la dis-
cipline*
« Les troupes devront être exercées tous les
jours pendant de longues heures pour s'a-
guerrir» »
Il est temps d'y songer, à présent que celles
qui savaient se battre sont prisonnières ou cer-
nées, et que celles qui ne savent rien sont dé-
moralisées par l'inaction et décimées par les
maladies ! Ferez- vous repousser les pieds gelés
que la gangrène a fait tomber dans vos campe-
ments infects? Ressusciterez-vous les infirmes,
les phthisiques, les mourants que vous avez fait
partir et qui sont morts au bout de vingt-quatre
heures ? Rétablirez-vous la discipline dont vous
vous êtes préoccupé tout récemment et que vous
272 JOURNAL d'on voyageur
avez laissée périr comme une chose dont Pelé-
ment civil n'avait aucun besoin ?
Mais voici le couronnement du mépris pour
les droits de la nation : Après avoir décrété la
guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et
de la guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant
cette double tâche, ajoute :
— Enfin^ il rCest pas jusqiiattx élections qui
ne puissent et ne doivent être mises à profit.
Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer
la volonté gouvernementale, j'allais dire impé^
riale, aux électeurs de la France.
— Ce quHl faut k la. France, c'est une assem-
blée qui veuille la guerre et soit décidée à tout.
a Le membre du gouvernement qui est attendu
arrivera sans doute demain matin. Le ministre ^
m
— c'est de lui-»mème que parle M. Gambetta, —
le ministre s'est fixé un délai qui expire démain à
trois heures, »
C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il .
passera outre et régnera seul. Le tout finit par
un refrain de cantate :
PENDANT LA GUERllE 273
— Donc, patience ! fermeté ! courage ! union
et discipline!
Voilà comme M. Gambetta entend ces choses!
Quand il a apposé beaucoup de points d'excla-
mation au bas de ses dépèches et circulaires, il
croit avoir sauvé la patrie.
Nous voilà bien et dûment avertis que Paris
ne compte pas, que c'est une place forte comme
une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et
continuer Vépuisement rêvé par la grande âme
du ministre pendant que l'ennemi, maître des
forts, réduira en cendre la capitale du monde
civilisé. Il n'entre pas dans la politique, si. mo-,
destement suivie et pratiquée par le ministre^ de
s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de
succomber sans son aveu !
Ce déplorable enivrement d'orgueil qui con-
duit un homme, fort peu guerrier, à la férocité
froide et raisonnée, est une note à prendre et à
retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de
nous ! Dépéchez-vous de vous donner des maî-
tres, pauvres moutons du Berry!
2lll JOURNAL D*UN VOYAGEOR
1er février.
Aujourd'hui îe ministre refait sa thèse, ft
change de ton à Féganî de Paris. (Test mie ville
sublime, qui ne s'est défendue que pour M don-
ner le temps de- saurer la France, eî il nous
assure qu'elle est sauvée, vu qu'il a formé « des
armées feunes^ encore y mais auxquelles il n'a
manqué jusqu^à présent qtie la solidité qu^on
n'acquiert qu!à la longue. »
Il absout Paris, mais il accuse îe gouverne^
ment de Paris, dont apparemment iï ne relève
plus.
— On a signé à notre insu, sans nous^ avertir ,
sans nous consulter, un armistice dont nous^ if avons
connu que tardvûement ta coupable tégèretè^ qui
livre aux troupes prussfennes^ desr dépurtemeitts"
occupés par nos soldats^ et qui nous' impose V'obK^
galion de rester trois semaines att repos pouf-
réunir y dam les tristes circonstmcesoû se trouvé
le pays y une assemblée nationate. Gependartt
PENDANT. LA GUERRE 275
persmine ne vient de Paris, et it faut agir.
On s'imagine qu*après avoir ainsi tancé la lé-
gèreté coupable de son gouvernement, le ministre
va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il s'était
fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose ! Il
va obéir et s'occuper d'avoir une assemblée
vraiment nationale. Pardonnons-lui une heure
4'égarement, passoa^lui encore cette proclama-
tion illisible, impertinente, énigmatique. Espé*
rons qu'il n'aura pas de candidats officiels, bien
qu'il semble nous y préparer. Espérons. que,pour
la première fois depuis une vingtaine d'années, le
suffrage universel sera entièrement libre, et que
nous pourrons y voir l'expression de la volonté
de la France.
Ce. retaf d du délégué 4c Paris, qui offense et
irrite le délégué de Bordeaux, nous inquiète,
nous autres. Paris aurait-il refusé de capituler
malgré l'occupation des. forts ? Paris croit-il env
eore que nos armées sont à dix lieues de son en-
ceinte? On l'a nourri des mensonges du dehors,
et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés re-
276 JOURNAL d'un voyageur
doublent. Peut-être qu'au lieu de manger on
s'égorge. — Le ravitaillement s'opère pourtant,
et on annonce qu'on peut écrire des lettres ou-
vertes et envoyer des denrées.
2 février.
J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles? — Il
fait un temps délicieux; j'ai écrit la fenêtre ou-
verte. Les bourgeons commencent à se montrer,
le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes
blanches rayées de vert. Les moutons sont dans
le pré du jardin, mes petites-filles les gardent en
imitant, à s'y tromper, les cris et appels consa-
crés des bergères du pays. Ce serait une douce
et heureuse journée, s'il y avait encore de ces
journées-là; mais le parti Gambetta nous en
promet encore de bien noires. Il a pris le mot
d'ordre ; il veut la guerre à outrance et le com-
plet épuisement. Pour quelques-uns, c'est encore
quelques mois de pouvoir; pour les désinté-
ressés, c'est la satisfaction sotte d'appartenir ^u
PENDANT LA GUERRE 27'7
parti qui domine la situation et fait trembler la
volaille, c'est-à-dire les timides du parti opposé ;
— mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas
tant qu'on se l'imagine ! Le paysan surtout est
* très-calme, il sourit et se prépare à voter, quoi?
— La paix à outrance peut-être ; on l'y provoque
en le traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour,
un vieux disait :
— Us s'y prennent comme ça? On leur fera
voir qu'on n'attrape pas les mouches avec du
vinaigre.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se pronon-
ceront ici en masse contre le complet épuise-
ment, et ils n'auront pas tort.
— Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux
que l'ennemi a ravagés^ si on ravage le reste ?
Us n'ignorent pas que les provinces défendues
souffrent autant des nationaux que des ennemis,
et, comme le vol des prétendus fournisseurs et
le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à
présent sans restriction et sans limite dans nos
prétendus moyens de défense, ils ne veulent
16
278 JOURNAL d'un votageor
plus se défendre avec un gotrvemement qui ne
les préserve de rien et les menace de tout
Vendredi '6 février.
Le mai augmente. La menace se dessine. Le
ministre de Bordeaux décrète de son chef des
4
incompatibilités que la République ne dpit pas
connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité
les membres de toutes les familles déchues du
t.
trône, mais encore les anciens candidats officiels,
les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par
une logique d'un nouveau genre, il substitue les
siens. On ne pourra pas élire les préfets d*il y a
six mois ; en revanche, on pourra élire les préfets
actuellement en fonctions î C'est le coup d*Êtat
de la folie ; il y a des gens pour l'admirer et en
accepter les conséquences. -^ Que fait donc le
gouvernement de Paris, qui, on le sait^ ne veut
pas accepter cette modification à la première, à
la plus sacrée des lois républicaines? L'ennemi
i'empéche-t-il de communiquer avec la déléga-
PENDANT m GUERRE 279
lion? Ce serait de la part de M., de Bismarck une
nouvelle et sanglante perfidie que de vouloir ou-
trager et avilir le suffrage universel.
Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère,
* afficher l'outrage au peuple sur les murs des
villes. Ce serait le signal de grands désordres.
Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes.
Dieu nous préserve des colères de la réaction, si
stupidement provoquées et si cruellement aveu-
gles quand elles prennent leur revanche ! Que la
soupape de sûreté s'ouvre vite, que le gouver*
nement de Paris répare la faute de son ex-col^-
lègue, et que le peuple vote librement! Tout est
perdu sans cela. Une guerre civile, et c'est main-
tenant que la paix avec l'étranger devient à ja-
mais honteuse pour la France.
Vendredi soir.
Enfin ! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec
un décret signé de tous les membres du gou-
vernement de Paris, donnant un démenti formel
2S0 iôURNAL d'un voyageur
I
aux prétentions du délégué. Se prononcera-t-il
aussi contre la mesure qui vient de faire un si
grand scandale, et dont le ministre de la justice
a endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte
portée ces jours-ci à l'inamovibilité de la magis-
trature a été pour nous, qui aimons et respectons
€rémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes
les magistrats frappés par cette mesure n'ont pas
nos sympathies; mais détruire un principe pour
punir quelques coupables, et se résoudre à un
tel acte au moment de perdre le pouvoir, c'est
inexplicable de la part d'un homme dont l'intel-
ligence et la droiture d'intentions n'ont jamais
été mises en doute, que je sache. Que s'est-il
donc passé? Cette verte vieillesse s'est-elle af-
faissée tout d'un coup sous la pression des
exaltés?
Le parti Gambetta était donc fermement con-
vaincu que la guerre commençait, qu'il fallait
entrer dans la voie des grajides mesures dicta-
toriales pour donner un nouvel élan à la France,
et qu'on avait un an de lutte acharnée, ou une
PENDANT LA GUERRE * 281
prochaine série de grandes victoires pour arriver
au consulat?
A Paris, on est triste, mais résigné ; il n'y a
pas eu le moindre trouble, bien qu'on Tait beau-
coup donné à entendre pour nous effrayer. Il y
a un système à la fois réactionnaire et républi-
cain pour nous brouiller avec Paris ; les meneurs
des deux partis s'y acharnent.
Nous apprenons enfin que l'armée de Bour-
baki a passé en Suisse au moment d'être cernée
et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup
sûr, M. de Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à
Paris.
Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort,
bien qu'il se soit mis réellement une balle dans
la tête. Les uns disent qu'il est légèrement
blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi
qu'il en soit, il a voulu mourir; c'est le seul
général qui ait manqué de philosophie devant
la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant
mieux pour ceux qui se sont bien battus !
ic.
282 JOURNAL D'UN VOYAGEUR
i février.
Les feuilles poussent aux arbres, mais nos
beaux blés sont rentrés sous terre. La campagne,
si charmante chez nous en cette saison, est d*un
ton affreux. Des espaces immenses sont rasés
par la gelée. Il est dit que nous perdrons tout,
même l'espérance. M. de Bismark nous envoie
des dépêches ! Il déclare qu'il h'admet pas les
incompatibilités de M. Gambetta. C'est lui qui nous
protège contre notre gouvernement. C'est la
scène grotesque passant à travers le drame
sombre.
• Lettres du Midi. Us sont effrayés. Le coup
d^État les menace, disent-ils, de grands malheurs.
Beaucoup de bons républicains vont voter pour
les conservateurs. C'est une combinaison for-
tuite amenée par la situation.
Ici tout se passera en douceur comme de cou-
tume, mais la liste républicaine aura si peu de
yoix que le parti Gambetta payera cher la faute
PENDANT LA GUERRE 283
de son chef» Il y a là des noms aimés; mais,
pour défendre le système qu'ils s'obstinent à re-
présenter, il faudrait fausser sa propre con-
science, et peu de gens estimables s'y décideront. •
Il y en aura pourtant; il y a toujours des politi-
ques ptws qui font bon marché de leurs scru-
pules et de leurs répugnances pour obéir à un
système convenu ; c'est même cela qu'ils appel-
lent la conduitepolitiqtie. J'avoue que j'ai toujours
eu de l'aversion pour cette stratégie de transac-
tion.
Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta
disait, en finissant, une parole énigmatique :
— Pour atteindre ce but sacré (la guerre à ou-
trance représentée par le choix des candidats), il "
faut y dévouer nos cœurs, nos volontés, notre
rie, et, sacrifice difficile peut-^tre, laisser là nos
préférences. Aux armes ! aux armes ! etc.
Le parti entend sans doute son chef à demi-
mot. Pour nous, simples mortels sans malice,
nous nous posons des questions devant le texte
mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évo-
284 JOURNAL d'un voyaoeur
lution politique comme celle de ces républicainis
du Midi qui m'écrivaient hier :
« Devant Tennemi du suffrage universel, nous
* passerons à l'ennemi de l'ennemi !»
M. Gambetta, passant à l'alliance avec les
rouges qu'il a contenus jusqu'ici dans les villes
agitées par eux, serait plus logique ; jusqu'ici ses
préférences ont été pour ses confrères de Paris
qui lui ont confié nos destinées, faisant en cela,
^elon nous, acte d'énorme légèreté. A présent, le
dictateur va sans doute donner sa confiance et
son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas
pourquoi ils ne s'entendraient pas, puisqu'ils
sont aussi friands que lui de dictature et de
coups d'État.
5 février.
Ni lettres, ni journaux pour personne ; on est
en si grande défiance qu'on croit ce silence
commandé. On s'inquiète de ce qui se passe à
Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.
PENDANT LA GUFRRE 285
o.
Pas plus de nouvelles qu'hier ; nous n'avons
que les journaux d'avant-hier, qui disent que
l'armistice, mal réglé ou mal compris, a amené
de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous
sommes inquiets d'une partie de nos mobilisés
qui a été conduite au feu, comme nous le redou-
tions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui
s'est trouvée à l'affaire de la reprise du faubourg
de Blois. Ils s'y sont jetés comme des fous, tra-
versant la Loire en désordre sur un pont miné,
tombant dans la rivière, sortant de là en riant
pour aller droit aux Prussiens embusqués dans
les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils
qui éclataient dans leurs mains, et vers le soir se
tuant les uns les autres faute de se reconnaître
et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres
enfants étaient cernés ; la retraite leur était abso-
lument coupée, et ils attendaient l'écrasement
final lorsque, après six heures d'attente dans la
286 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de
leur laisser connaître l'armistice, mais en leur
déclarant qu'il ne l'acceptait pas. Si Gambetta
dure, ce colonel intelligent sera décoré ou gé-
néral. — Avec de tels chefs, Yépuisement désiré
ira vite, et le pouvoir de ceux qui sacrifient ainsi
la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue ,
durée qu'ils l'espèrent
Mardi 7 février.
On raconte enfin la lutte entjre Jules Simoii et
M. Gambetta; elle a été vive, et tous les journaux
qui se sont permis de publier le décret du gou-
vernement de Paris relatif à la liberté des élec-
tions ont été saisis à Bordeaux, Le coup d'État
est complet !
Une lettre nous apprend ce 3oir que Jules
Simon l'emporte, qu'il a dû montrer une fermeté
qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gam-
betta se décide à donner sa démission, et que
le décret de Paris qui annule le sien sera publié
demain.
PENDANT LA GUERRE 287
Demain ! c'est lé jour du vote f On aura com-
mencé à voter, et dans beaucoup de localités on
aura fini de voter sans savoir qu'on est libre de
choisir son candidat ; mais en revanche les pré-
fets en fonctions pourront être élus dans les
localités qu'ils administrent encore. On promène
déjà partout des listes officielles qu'on appelle
listes républicaines. Ainsi le premier appel au
peuple fait par cette république-là aura suivi la
forme impériale et admis des incompatibilités
inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais
qu'elle retombe sur ceux qui l'acceptent!
Rendons justice au gouvernement de Paris, il
a fait cette fois son devoir autant qu'il l'a pu, et
oublions vite ce mauvais rêve d'un coup de
dictature avorté. Le vote sera libre quand même,
grâce â la ferme volonté que montrent les
masses d'exercer leur droit dans toute son
étendue.
11 y a ici diverses lîstes de conciliation qui ne
huiront pas à la priiiCipale, la liste dite libérale,
celle de la paixj comme l'appellent les paysans.
288 JOURNAL D*U]M VOYAGEUR
L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y trom-
peront pas.
Aucun symptôme de bonapartisme ni de clé-
ricalisme dans les esprits autour de nous. Je ne
connais aucun des candidats qui représentent
pour eux le vote pour la paix ; je vis cloîtrée, je
ne vois même presque jamais les paysans de la
nouvelle génération.
Us ont beaucoup grandi en fierté et en bien-
être, ces paysans de vingt à quarante ans; ils ne
demandent jamais rien. Quand on les rencontre»
ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connais-
sent, ils viennent à vous et vous tendent la main.
Tous les étrangers qui s'arrêtent chez nous sont
frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et
de l'aisance simple, amicale et polie de leur atti-
Uide. Vis-à-vis des personnes qu'ils estiment, ils
sont, comme leurs pères, des modèles de savoir-
vivre ; mais plus que leurs pères, qui en avaient
déjà le sentiment, iis ont la notion et la volonté
de l'égalité : c'est le droit de suffrage qui leur a
fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent
PENDANT LA GUERRE 289
tout bas de brutes n'oseraient les braver ouver-
tement. Il n'y ferait pas bon.
Il y a bien eu quelques menaces dans quel-
ques communes d'alentour. Dans la nôtre et
dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu
accord et engagement pris d'observer le plus
grand calme, de n'échanger avec personne un
seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer,
de partir tous ensemble et de revenir de même,
sans se mêler à aucune querelle, à aucune dis-
cussion. Ils ont tous leur bulletin en poche.
Ceux qui ne savent pas lire connaissent au moins
certaines lettres qui les guident, ou, s'ils ne les
connaissent pas, ils en remarquent la forme et
l'arrangement avec la sûreté d'observation qui
aide le sauvage à retrouver sa direction dans la
forêt vierge. Ils ne disent jamais chez nous
d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient
fort peu des noms propres à l'heure qu'il est.
Ils ne connaissent pas plus que moi les candidats
qui passent pour représenter leur opinion. S'ils
font quelques questions, c'est sur la profession
17
290 JOURNAL d'un voyageur
et la situation des candidats ; le mot avoeaî les
met en défiance. Apocat est une injure au iril-
lage. Ils aiment les gros industriels, les agricul-
teurs éclairés, en général tous ceux qui réus-
sissent dans leurs entreprises. Us rejettent
certains noms qu'ils aiment personnellement esi
disant :
— Que voulez- vous? il n'a pas su faire ses
affaires, il ne saurait pas faire celles des autres!
Et ceci est une question d'ordre, d'économie,
de sagesse et d'intelligence, ce n'est pas une
question de clocher. Le paysan n'a rien à gagner
efeez nous au changement de personnes. Étant
d'un des départ^nents les plus noirs sur la carte
de l*instruction, il est au moins préservé dé
l'ambition par son ignorance. 11 n'aspire à aucun
OTiploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait
pas lire. H ne désire pas sortir de son pays, oii
>1 est propriétaire, c'est-à-dire un citoyen égal
aux autres, pour aller dans des villes ou son
Ignorance le placerait au-dessous de beaucoup
d'autres. L'instruction partielle n'a d'ailleurs pas
!»ENDANT LA GUERRE 291
toujours de bons résultats, elle détache Thomme
de son état et de son milieu parce qu'elle le dif-
férencie de ses égaux. Il faut qu'elle soit donnée
à tous pour être un bien commun dont personne
n*ait lieu d'abuser.
Enfin ! nous verrons demain si tout se passera
sans désordre et sans vexation. On est très-bon
dans notre pays, et nous avons un excellent
sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme au-
jourd'hui, a professé et professe un grand res-
pect pour la liberté des opinions. Si on se que-
relle, ce ne sera pas sa faute.
Un de nos mobilisés a écrit ; malgré l'armis^
tice, ils couchent plus que jamais dans la boue,
et malgré l'espoir et l'annonce de la reprise pro^
chaîne des hostilités, moins que jamais on ne
les exerce. Il y a eu des morts et des blessés, il
y a surtout des malades. Un médecin de La
Châtre, le docteur Boursault^ malgré son âge
. assez avancé et sa fortune assez médiocre, s'est
attaché gratuitement au service dil bataillon.
Je donnerais beaucoup pour être sôre qiie îé
292 JOURNAL d'un VOYAGEUR'
dictateur a donné sa démission. Je commençais
à le haïr pour avoir fait tant souffrir et mourir
inutilement. Ses adorateurs m'irritaient en me
répétant qu'il nous a sauvé l'honneur. Notre
*
honneur se serait fort bien sauvé sans lui. La
France n'est pas si lâche qu'il lui faille avoir un
professeur de courage et de dévouement devant
l'ennemi. Tous les partis ont eu des héros dans
cette guerre, tous les contingents ont fourni des
martyrs. Nous avons bien le droit de maudire
celui qui s'est présenté comme capable de nous
mener à la victoire et qui ne nous a menés qu'au
désespoir. Nous avions le droit de Itii demander
un peu de génie, il n'a même pas eu de bon
sens.
Que Dieu lui pardonne ! Je vais me dépécher
de l'oublier, car la colère et la méfiance compo-
sent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu'un
poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas con-
tents du dictateur disent qu'il aura des comptes
sévères à rendre à la France, et que son avenir
n'est pas riant. Je souhaite qu'on le laisse tran-
PENDANT LA GUERRE 293
quille. S'il faut qu*une enquête se fasse sur sa
probité, que je ne révoque point en doute — les
exaltés ne sont pas cupides — dès qu'il se sera
justifié, qu'on lui pardonne tout, en raison de la
raison qui lui manque. Le chauffeur maladroit
qui fait éclater la chaudière n'est pas punissable
quand il saute avec elle*
Il pleut, le vent souffle en foudre. Il y a dans
l'air une détente qui ne sera pas sans influence
sur notre espèce nerveuse et impressionnable.
Non ! on ne se battra pas demain.
8 février.
Dès le matin, les paysans des deux sections de
la commune étaient réunis devant î'éylise. Les
vieux et les infirmes voulaient se traîner au chef-
lieu de canton, qui est à six kilomètres. Mon fils
fait atteler pour eux un grand chariot qu'on ac-
cepte, et il s'en va à pied avec les jeunes. Sur la
route, on rencontre les autres communes mar-
chant en ordre avec leurs vieillards conduits par
294 JOURNAL d'un voyageur
les voitures des voisins, qui, sans s'être concer-
tés, ont tous eu l'idée de fournir des moyens de
transport, et de se servir de leurs jambes plutôt
que de laisser un électeur privé de «on droit»
Pas une abstention ! Ce vote au chef-lieu de can»
ton a paru une espèce de défi qu'on a voulu
accepter. — Dans la journée, on vient nous dire
que tout est calme, qu'il n'y a pas eu Foînbre
d'une querelle, et notre village rentre sans avoir
manqué à sa parole.
Les journaux confirment la démission Gam-«
betta, et annoncent l'arrivée à Bordeaux de plu-
sieurs membres du gouvernement de Paris. — Je
reçois de Paris une première lettre par la poste ;
mais, comme les Prussiens veulent lire notre
pensée, on ne se la dit pas et on est Inoins bien
informé que par les ballons.
Jeudi 9 février.
J'ai attendu Maurice, qui est rentré à trois
heures du matin. Il avait été cloué à un bureau
PENDANT LA GUERRE 29S
de dépouillement. La liste libérale l'emporte
jusqu'ici chez nous dans la proportion de cent
contre un.
On m'assure que les choix de notre départe*-
ment sont réellement libéraux et même républi-
cains> qu'en tout cas ils ne sont nullement réac*
. tionnaires. Dieu veuille qu'il en soit ainsi dans
toute la France^ et que les hommes du passé ne
profitent pas trop de l'irritation produite dana
les masses par la tentative d'étouffementdu vote*
J'ai de l'espérance aijyourd'hui ; notre pauvre
France a appelé le bon sens à son aide^ et elle,
est disposée à l'écouter. Ce n'est pas une majo-
rité restauratrice que le bon sens demande, c'est
une majorité réparatrice. Se sentira-t-elle le pou*
voir et les moyens de continuer la guerre ? Je ne
le crois pas ; mais, s'il est constaté qu'elle les a
encore, espérons qu'elle ne sera pas lâche et
qu'elle usera de ce pouvoir et de ces moyens. .
Quoi qu'il arrive , l'équilibre rompu entre la
France et son expression va se rétablir. C'était la
première condition pour nous rendre compte de
296 JOURNAL d'un voyageur
notre situation, qu'on nous défendait de con-
naître et que nous allons pouvoir juger en fa-
mille. On avait exclu du conseil les principaux
intéressés, ceux qui supportent les plus lourdes
charges ; il était temps de se rappeler qu'ils n'ap-
partiennent pas plus à un parti qu'ils ne doivent
appartenir à un souverain. Puisque, grâce à la
Révolution de 89, tout homme est un citoyen, il
est indispensable de reconnaître que tout citoyen
est un homme, que par conséquent nul ne peut
disposer des biens et de la vie de son semblable
sans le consulter. Ce n'est pas parce que l'Em-
pire en a disposé par surprise qu'une république
a le droit d'agir de même et de sacrifier l'homme
à l'idée, l'homme fût-il stupide et l'idée su-
blime.
Une guerre continuée ainsi ne pouvait pro-
duire l'élan miraculeux des guerres patrioti-
ques. D'ailleurs les choses de fait sont entrées
dans une nouvelle phase de développement. En
même tertips que la science appliquée à l'in-
dustrie nous donnait l'emploi de la vapeur, de
PENDANT LA GUERRE 297
rélectricité , et tant d'autres découvertes mer-
veilleuses et fécondes, elle accomplissait fatale-
ment le cercle de son activité, elle trouvait des ,
moyens de destruction dont nous n'avons pas
pu nous pourvoir à temps, et qui ont mis à un
moment donné la force matérielle au-dessus de
la force morale. Nous subissons un accident
terrible, ce n'est rien de plus. L'homme qui eût
pu rendre immédiatement applicable un engin
de guerre supérieur à tous les engins connus
eût plus fait pour notre salut que tout un parti
avec des paroles vides et* un système d'excita-
tions inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà
parlé d'un rempart de poitrines humaines j parole
féroce, si elle n'eût été irréfléchie. Les poitrines
humaines ont beau battre pour la patrie, le ca-
non les traverse, et jamais un ingénieur mili-
taire ne les assimilera à des moellons. L'homme
de cœur ne peut entendre les métaphores de
l'éloquence sans éprouver un déchirement pro-
fond. Le paysan, à qui on prend ses fils pour
faire des fortifications avec sa chair et son
/
298 JOURNAL d'un voyageur
sang, a raison de ne pas aimer les avocats.
10 février.
A présent que les communications régulières
sont rétablies ou vont l'être, je n'ai plus besoin
de mes propres impressions pour vivre de la vie
générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient
inutile à moi et à ceux de mes amis qui le liront
avec quelque intérêt. Dans l'isolement plus ou
moins complet où la guerre a tenu beaucoup de
provinces, il n'était pas hors de propos de ré-
sumer chaque jour en soi l'effet du contre-coup
des événements extérieurs. Très-peu parmi nous
ont eu durant cette crise le triste avantage.de la
contempler sans égarement d'esprit et sans ca-
tastrophe immédiate. Je dis que c'est un triste
avantage, parce que, dans cette inaction forcée,
on souffre plus que ceux qui agissent. Je le sais
par expérience ; en aucun temps de ma vie, je
n'ai autant souffert !
Je n'ai pas voulu faire une page d'histoire, je
PENDANT LA GUERRE 299
ne l'aurais pas pu ; mais toute émotion soulevée
par rémotion générale appartient quand même à
l'histoire d'une époque. J'ai traversé cette tour-
mente comme dans un tlot à chaque instant me<-
nacé d'être englouti par le flot qui montait. J'ai
jugé à travers le nuage et l'écume les faits qui
me sont parvenus; mais j'ai tâché de saisir l'es-
prit de la France dans ces convulsions d'agonie,
et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le
cœur pour savoir si elle est morte.
On ne peut juger que par induction, je tâte
mon propre cœur et j'y trouve encore le senti-
ment de la vie. Si ce n'est pas l'espoir, c'est
toujours la foi, et si ce n'était même plus la foi,
ce serait encore l'amour; tant qu'on aime, on
n'est pas mort. La France ne peut pas se haïr
elle-même, plus que jamais elle est la nation qiti
aime et qu'on aime. Si le gouveniement qui jurait
de la sauver ou de mourir avec elle n'a su faire
ni l'un ni l'autre, quelque espérance que nous
ayons fondée sur ce gouvernement, .quelques
sympathies qu'il ait pu nous inspirer o» qu'il
300 JOURNAL d'un voyageur
nous inspire encore, accusons-le plutôt que de
condamner la France. Repoussons avec indigna-
tion le système de défense de ceux qui nous
disent qu'elle est perdue, parce qu'elle n'a pas
voulu être sauvée. Ce serait le même mensonge
qui a été prononcé à Sedan lorsqu'on nous a lâ-
chement accusés d'avoir voulu la guerre. Dire
que la France ne peut plus enfanter de braves
soldats ni de bons citoyens, parce qu'elle a été
bonapartiste, c'est un blasphème. Elle a proclamé
la république à Paris avec un enthousiasme im-
mense, elle l'a acceptée en province avec une
loyauté unanime. Le premier cri a été partout :
— Vive la patrie !
Et tout le monde était debout cç jour-là. La
France de toutes les opinions a offert ou donné
sans hésitation le sang qu'elle avait dans les
veines, l'argeçit qu'elle avait dans les mains. Le
paysan le plus encroûté a marché comme les
autres. Les sujets les plus impropres aux fa-
tigues s'y sont traînés quand même, des mères
ont vu partir leurs trois fils, des fermiers tous
PENDANT LA GUERRE 301
leurs gars ; des hommes mariés ont quitté leurs
jeunes enfants, des soldats qui avaient fait sept
ans de service ont repris le sac et le fusil. Je
ne parle pas des riches qui ont quitté avec or-
gueil leurs affections et leur bien-être, des in-
dustriels, des savants et des artistes qui ont fait
si bon marché de leurs précieuses vies, et qui se
sont volontairement dévoués, des jeunes gens
engagés dans des carrières honorables ou lucra-
tives qui ont tout sacrifié pour servir la grande
cause : je parle de ceux qu'on accuse, qu'on
méconnaît et qu'on méprise, je parle des igno-
rants et des simples qui croyaient encore à l'em- .
pereur trahi, vieille légende des temps passés,
et qui n'aimaient pas du tout la République,
parce que rien ne va sans un maître. Je ne peux
pas sans douleur entendre maudire ce pauvre
d'esprit qui est allé se faire tuer,, ou, ce qui est
pis, mourir de froid, de faim et de misère dans
la neige et la boue des campements. Si Jésus re-
venait au monde, il écrirait avec notre sang sur
le sable de nos chemins :
302 JOURNAL D*UN VOYAGEUR
c En vérité, je vous le dis, celui-ci| qui ne
comprend pas et qui marche avec vous est
le meilleur d'entre vous. »
Finissons*en avec ces récriminations contre
■ •
rignorance, avec cette malédiction sur le suf-
frage universel, avec ces projets, ces désirs ou
ces menaces de méconnaître son autorité. I4
paix est maintenant inévitable, Texaltatipn de
parti la repousse et cherche à nous entretenir
d'illusions funestes. Elle a promis ce qu'elle n'a
pu tenir, elle ne veut pas en avoir le démenti,
elle sacrifierait des millions d'hommes plutôt
que de s'avouer impuissante ou impopulaire. Il
est temps que le gros bon sens intervienne. Il
ne saura pas juger le différend, il le fera cesser.
Je vois aux prises une impitoyable machine de
guerre, la Prusse, et un homme nu, blessé, hé^
roïque, la France militaire* Cet homme, exaspéré
par l'inégalité de la lutte, veut mourir, il se jette
en désespéré sous les roues de la machine. De*
bout, Jacques Bonhomme! place entre ce sur
blime malheureux et la machine aveugle ta
PENDANT LA GUERRE 303
lourde main, plus solide que tous les engins de
la royauté. Arrête le vainqueur et sauve le vaincu,
dût-il te maudire et t'insulter. Tu veux qu'il
vive, toi, paysan qui par métier sèmes la vi^e sur
la terre* Tu veux que le blé repousse, et que la
France renaisse. Voici tantôt le moment de res^
semer ton champ gelé. On va crier que tu as tué
Thonneur. Tu laisseras dire, toi qui portes tou-
jours tous les fardeaux, tu porteras encore celui-
ci. L'ingrate patrie est bien heureuse que tu ne
connaisses pas le point d'honneur, et que tu te
trouves là, dans les situations extrêmes, pour
trancher sans scrupule et sans passion les ques*
tiens insolubles !
Et à présent faisons une fervente prière au
génie de la France. Puisse-t-il nous bien inspirer
et faire entrer dans tous les esprits la notion du
droit! Il est si clair et si précis, ce droit acquis
et payé si cher par nos révolutions ! Liberté de
la parole écrite ou orale, liberté de réunion,
liberté du vote, liberté de conscience, liberté de
réunion et d'association, — que peut-on vouloir
304 JOURNAL d'un voyageur
de plus, et quelles théories particulières peuvent
primer ces droits inaliénables? N'est-ce pas
donner l'essor à toutes les idées que d'assurer
les dro ts de la discussion ? Si nous savons main-
tenir ces droits, ne sera-ce pas un véritable
attentat contre l'humanité que la conspiration et
l'usurpation, de quelque part qu'elles viennent?
L'orgueil des partis ne veut pas souffrir le
contrôle de tous : sachons distinguer les vanités
exubérantes des convictions sincères, n'impo-
sons silence à personne, mais apprenons à juger,
et que l'abandon soit le châtiment des écoles
qui veulent s'imposer par la voie de fait, l'injure
et la menace. Ne subissons l'entraînement ni des
vieux partis ni des nouveaux. Le véritable répu-
Dlicain n'appartient à aucun, il les examine tous,
il les discute, il les juge. Son opinion ne doit
jamais être arrêtée systématiquement, car l'in-
telligence qui ne fonctionne plus est une intelli-
gence morte ; qui n'apprend plus rien ne compte
plus. Observons le rayonnement des idées nou-
velles à mesure qu'elles se produiront, et sa-
PENDANT LA GUERRE 305
chons si elles sont étoUes ou bolides, c'est-à-
dire éclosion de vie ou débris de mort. La France
a le sens critique si développé et tant d'organes
éminents de cette haute puissance, qu'il ne lui
faudra p^s beaucoup de temps pour s'éclairer
sur la valeur des offres de salut qui lui sont faites
de toutes parts. Cette discussion, à la condition
d'être loyale et sérieuse, fera aisément justice
du mandat impératif, qui n'est autre chose que
la tyrannie de l'ignorance, si bien exploitée par
le parti de l'Empire. Faisons des vœux pour que
la distinction du droit et de la fonction déléguée
soit bien comprise et bien établie par nos écri-
vains, nos assemblées, nos publicistes de tout
genre. Ils auront beaucoup à faire à ce moment
de réveil général qui va suivre, à la grande sur-
prise des autres nations, l'espèce d'agonie où
elles nous voient tombés. Il sera urgent de dé-
montrer que le mandat impératif est une idée
sauvage, et qu'il y aurait erreur funeste à en ac-
cepter l'outrage pour conquérir la popularité. Le
droit du peuple à choisir ses représentants, à con '
360 JOORNAL d'un voyageur
sulter sa raison et. sa conscience doit être égale-
ment libre, ou bien la représentation n'est plus
qu'une lutte aveugle, un conflit stupide entrer
les esclaves de tous les partis. Il serait temps de
se défaire de ces errements de l'Empire. Nés
fatalement dans son atmosphère, espérons qu'ils
finiront avec lui.
Il y aura certainement aussi à éclairer l'As-
semblée constituante qui succédera prochaine-
ment à celle-ci sur un point essentiel, le droit
de plébiscite. Il ne faut pas que ce droit, devenu
monstrueux, établisse la volonté du peuple au^
deàsus de celle des assemblées élues par lui ; si
le peuple est souverain, ce n'est pas un souve-
rain absolu qu'il faille rendre indépendant de
nout contrôle, priver de tout équilibre. Le plé-
biscite peut être la forme expéditive que pren-
dra, dans un avenir éloigné, la volonté d'une
tation arrivée à l'âge de maturité; mais long-
temps encore il sera un attentat à la liberté du
peuple lui-même, puisqu'il est, par sa forme
absolue et indiscutable, une sorte de démission
FENDANT LA GUERRE 307
qu'il pôut donner de sa propre autorité. Je crois
que, si ce droit n*est pas supprimé, il pourra
être modifié par une loi qui en soumettra Texer-
cice aux décisions des assemblées. En temps
normal et régulier, il ne faut jamais qu'un pou-
voir exécutif puisse' en appeler de TÂssemblée au
peuple et réciproquement. Je ne sais même paB
s'il est des cas exceptionnels où cet appel ne so-
rait point un crime contre la raison et la jus*^
tice.
Mais ce ne sont pas là mc$ affaires^ dit la
fourmi, et je ne suis qu'une fourmi dans ce
chaos de montagnes écroulées et de volcans qui
surgissent; je fais des rêves» des vœux, et
j'attends.
Chers amis, que je vais enfin retrouver, aurer-
vous tous été logiques avec vous*mémes sous
cette dictature compliquée d'une guerre atroce?
Quelles vont être vos élections de Paris?
Je n'ai qu'un désir : c'est qu'elles soient l'ex-
pression de toutes les idées qui vous agitent
dans tous les sens. Un parti trop prédominant
308 JOURNAL d'un voyageur
serait un malheur en ce moment où il faut que
la lumière se fasse.
Si je dois encore une fois assister à la mort de
la république, j'en ressentirai une profonde dou-
leur. On ne voit pas sans effroi et sans acca-
blement le progrès faire fausse route, l'avenir
reculer, l'homme descendre, la vie morale s'é-
clipser; mais, si cette amertume nous est réser-
vée, ô mes amis, ne maudissons pas la France,
ne la boudons pas, ne nous croyons pas autori-
sés à la mépriser ; elle passe par une si forte
épreuve! Ne disons jamais qu'elle est finie,
qu'elle va devenir une Pologne; est-ce que la
Pologne n'est pas destinée à renaître ?
L'Allemagne aussi renaîtra; riche et fière au-
jourd'hui, elle sera demain plus malade que
nous de ces grandes maladies des nations, néces-
saires à leur renouvellement. Il y a encore en
Allemagne de grands cœurs et de grands esprits
qui le savent et qui attendent, tout en gémissant
sur nos désastres ; ceux-là engendreront par la
■
pensée la révolution qui précipitera les oppres-
PENDANT LA GUERRE 309
seurs et les conquérants. Sachons attendre aussi,
non une guerre d'extermination, non une re-
vanche odieuse comme celle qui nous frappe;
attendons au contraire une alliance républicaine
et fraternelle avec les grandes nations de l'Eu-
rope. On nous parle d'amasser vingt ans de co-
lère et de haine pour nous préparer à de nou-
veaux combats! Si nous étions une vraie, noble,
solide et florissante république, il ne faudrait
pas dix ans pour que notre exemple fût suivi, et
que nous fussions vengés sans tirer l'épée !
Le remède est bien plus simple que nous ne
voulons le croire. Tous les bons esprits le voient
et le sentent. Allons-nous nous déchirer les en-
trailles, quand une bonne direction donnée par
nous-mêmes à nos cœurs et à nos consciences
aurait plus de force que tous les canons dont la
Prusse menace la civilisation continentale ?. Croyez
bien qu'elle le sait, la Prusse ! La paix que l'on
va négocier n'éteindra pas la guerre occulte
qu'elle est résolue à faire à notre république.
Quand elle ne nous tiendra plus par la violence,
310 JQURNAi* D'UN VOYAGEUR
9
elle essayera de nou» tenir encore par Tintrigue»
la corruption, la calomnie^ les discordes inté*
rieures. Serrons nos rangs et méfions-nous de
rétranger! 11 est facile à reconnaître : c'est celui
qui se dit plus Français que la France^
Nohant, nuit da 9 au 10 février.
FIN
CLICHY. — Imp. de Paul Dupont cl CJc,
rue du Bac-d'Asnières, li.
^ ,